L’abstention dans tous ses États
En Europe, la démocratie a partie liée avec le parlementarisme et le vote. Les trois concepts évoluent de pair, en ce y compris dans les monarchies parlementaires. Bien qu’il soit courant de voir des pans entiers de l’électorat exprimer de profondes réserves sur l’offre politique, voire sur le système institutionnel en lui-même, les injonctions en faveur du vote continuent de se faire pressantes : il faut offrir son suffrage au « moindre mal », se déplacer pour prendre part aux élections même si c’est « en se pinçant le nez ». Il y a toujours une urgence qui nécessite la mobilisation des électeurs : faire barrage aux extrêmes, se dresser contre les menaces terroristes, maintenir à flot ou réformer l’économie…
Dans Nous n’irons plus aux urnes, Francis Dupuis-Déri interroge l’abstentionnisme, ses contours et ses motivations. Le professeur de science politique à l’Université du Québec rappelle d’abord comment la participation électorale a été sacralisée : par coercition familiale, en culpabilisant les abstentionnistes, via des appels aux votes émanant de personnalités publiques, par endoctrinement, souvent dès le plus jeune âge (les fameux « Parlements des enfants » ou les urnes mises à disposition de ces derniers pour imiter leurs parents dans l’expression de leur citoyenneté). Des chercheurs étudient en outre les moyens de favoriser le vote, tandis que dans des pays comme la Russie ou l’Égypte, on offre aux votants des cadeaux, des examens médicaux ou des colis alimentaires.
Francis Dupuis-Déri cite Pierre Desproges recommandant aux Français d’aller à la pêche plutôt qu’aux urnes. Il s’insurge contre une illusion du choix, laquelle a une résonance particulière dans une Europe soumise aux critères de Maastricht et à la stricte maîtrise des déficits structurels, qui restreignent – comme Frédéric Lordon l’a déjà longuement expliqué dans ses ouvrages – les marges de manœuvre même en cas d’alternance politique. L’auteur met en avant d’autres moyens d’expression et de protestation – lettres, manifestations, sabotage, etc. – et réfute que le vote obligatoire s’inscrit en faveur des classes populaires – la Belgique a récemment eu des gouvernements néolibéraux, tandis que la Suède, la Norvège ou la Finlande, malgré leurs taux d’abstention élevés, peuvent se prévaloir de modèles sociaux parmi les plus progressistes du monde.
Dans son « plaidoyer pour l’abstention », l’auteur pointe quelques hypocrisies éhontées : le vote est perçu comme un devoir civique mais un député comme François de Rugy affiche un taux d’abstention personnel de 62 % lors de votes tenus à l’Assemblée nationale ; en mettant les femmes à l’écart du processus démocratique, les pays occidentaux (mais pas que) se sont longtemps sciemment privés de la moitié de leur corps électoral ; aux États-Unis, il existe encore des freins multiples au vote des Noirs ; dans des pays comme l’Égypte, les Occidentaux ont argué que l’armée a sauvé la démocratie en boutant hors du pouvoir un président pourtant élu ; la déclaration de Churchill célébrant le « pire des systèmes à l’exception de tous les autres » n’était autre qu’une tentative de maintenir les prérogatives de la Chambre des lords face à la Chambre des communes (pourtant issue des élections) ; une aristocratie élective se met partout en place et n’est soutenue que par une minorité d’habitants, parfois pour des raisons fondamentalement divergentes ; Al Gore et Hillary Clinton ont été vaincus malgré l’obtention d’une majorité des suffrages exprimés ; les Parlements occidentaux ne sont représentatifs de la société ni en diversité de genre, ni en diversité sociale, ni en diversité ethnique ; on choisit certes des élus, mais qui choisit leurs conseillers, la ligne de leur parti et leur capacité à s’en affranchir ?
Nous n’irons plus aux urnes contient également des réflexions pertinentes sur les variations d’insertion politique entre les milieux populaires et aisés, sur l’abstentionnisme intermittent, sur la démagogie et les mensonges, sur les manipulations électorales, sur le vote nul, sur la pensée de John Oswald ou William Godwin – ce dernier avançait que l’existence même d’un État est le symbole d’une société dépourvue de liberté et d’égalité, car une caste y est appelée à diriger le peuple. Francis Dupuis-Déri rappelle que Louise Michel pensait inconciliables vote et révolution et que l’anarchiste russo-américaine Emma Goldman doutait même de l’intérêt pour les femmes de mener campagne afin d’obtenir le droit de voter et d’être élue. Elle voyait le suffrage universel comme un « fétiche moderne ». Quant à Sylvia Pankhurst, illustre suffragette, elle considérait trop grande la distance entre le parlementarisme et le peuple.
L’abstentionniste peut être résigné, dégoûté, non concerné ou boycotteur. Il peut être occasionnel ou systématique. Il peut se trouver engagé dans des associations ou dans les arts, avoir des convictions profondément ancrées ou se désintéresser complètement des affaires publiques. Il peut aussi simplement se dire que le pouvoir est ailleurs, dans les institutions économiques ou internationales. Cet ouvrage éclaire ses motivations et bat en brèche les discours censés le culpabiliser. L’auteur y rappelle aussi que des candidatures loufoques ou animales se sont fréquemment érigées en symboles de contestation. Ou qu’une figure de proue de la gauche radicale comme Noam Chomsky continue de soutenir le vote pour le moindre mal, tout en appelant à maintenir la pression sur les élites par des mobilisations sociales dans la rue…
Jonathan Fanara, Addict Culture, 3 décembre 2019
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