La vérité dans tous ses états
Spécialiste de l’Afrique et des institutions européennes, la journaliste Anne-Cécile Robert publie aux éditions Lux un essai intitulé Dernières nouvelles du mensonge, décryptant la manière dont la vérité se dérobe sous les chiffres spécieux, les idées préconçues, les manipulations linguistiques ou encore les faits « alternatifs ».
Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales définit la vérité comme une « connaissance reconnue comme juste, comme conforme à son objet et possédant à ce titre une valeur absolue, ultime ». Cette description, qui tient de la sacralisation, possède toutes sortes de limites et de falsifications, qu’Anne-Cécile Robert s’attache à rendre tangibles dans son essai intitulé Dernières nouvelles du mensonge. Sous sa plume, on voisine plutôt avec Le Cercle des poètes disparus : « La vérité, c’est comme une couverture trop petite. Tu peux tirer dessus de tous les côtés, tu auras toujours les pieds froids. » Voire avec Le retour du Jedi : « Beaucoup de vérités auxquelles nous tenons dépendent avant tout de notre propre point de vue. »
Ne vous méprenez pas : la journaliste au Monde Diplomatique n’entend aucunement démonétiser le concept de vérité. Au contraire, elle s’y montre tellement attachée qu’elle en déplore les innombrables transgressions, qu’elles soient ostensibles ou tacites, absolues ou partielles. Pierre Bourdieu (Sur la télévision) ou Serge Halimi (Les Nouveaux Chiens de garde) ont en leur temps épinglé la manière dont le journalisme avait dévoyé les principes d’objectivité et de neutralité, censés sous-tendre la vérité. Anne-Cécile Robert leur emboîte le pas, en énonçant par exemple le contexte présidant à un débat télévisé. Qui choisit les invités et selon quels critères ? Qui distribue la parole et gère sa durée ? Avant d’être débattu, un fait doit d’abord être établi, ou à tout le moins signifié. Mais son appréhension se construit forcément à travers des primes. « Prenons l’exemple de la délinquance juvénile. Prise du point de vue comptable (nombre de faits rapportés) et concentrée sur les témoignages des victimes, elle peut conduire à un récit sécuritaire justifiant les contrôles et la répression policière. Analysée du point de vue de la relégation sociale de certaines populations et des inégalités d’accès à la culture ou à l’emploi, elle peut donner lieu à des politiques d’aide sociale, de soutien aux éducateurs dans les quartiers. »
Dans son essai, Anne-Cécile Robert tourne autour du mensonge comme un papillon autour d’un lampadaire. De la projection de Mercator à l’infobésité, du dogmatisme acquis aux sophismes, de la pensée unique néolibérale aux indicateurs économiques trompeurs, l’essayiste témoigne de sa pluralité et, parfois, de son systématisme. La réflexion est poussée un cran plus loin avec l’évocation de Machiavel, Emmanuel Kant, Benjamin Constant ou René Descartes. Les trois premiers ont interrogé la pertinence ou la justification du mensonge quand le dernier a enseigné le doute méthodique permettant de parvenir au plus près de la vérité. L’incertitude cartésienne ne doit toutefois pas être confondue avec le soupçon inconditionnel dont se délectent les complotistes. « Face à un événement, souvent dramatique, le complotisme rejette toute explication liée au hasard et refuse d’accepter que certaines questions n’ont pas encore de réponse. Il recherche des raisons et, souvent, des coupables. Il part du principe que la vérité est cachée, notamment par le pouvoir. C’est un phénomène ancien qui apparaît souvent dans les périodes de crise, les guerres ou les épidémies. Le conspirationnisme se nourrit également des mensonges réels proférés par les classes dirigeantes. »
Quels sont au juste ces « mensonges réels proférés par les classes dirigeantes » ? Anne-Cécile Robert cite pêle-mêle les armes de destruction massive de la guerre irakienne, l’affaire des masques en France, les faits alternatifs de Kellyanne Conway, le plan « Fer à cheval », les politiques de droite menées au nom de la gauche… Les conditions qui préfigurent le mensonge s’avèrent cependant plus sournoises. La novlangue orwellienne en fait partie : elle s’applique aux théories économiques, met à mal les postulats keynésiens, empêche une juste structuration conceptuelle, contribue à l’effondrement de la pensée. Et l’auteur de rappeler, très simplement, que ne parler qu’au présent revient à effacer le passé et se priver d’avenir. Le mensonge se fait aussi par omission. Ce sont des chiffres bruts privés d’éléments contextuels. C’est du fact-checking tenant plus de l’ordonnancement statistique et mathématique que de l’enquête de terrain ou de l’analyse sociologique.
En 2016, le dictionnaire d’Oxford a désigné le vocable post-vérité comme mot de l’année. Irrémédiablement associée à Donald Trump, dont le New York Times a méthodiquement recensé les mensonges, la post-vérité résulte, au moins pour partie, des réseaux sociaux. À cet égard, Anne-Cécile Robert note notamment : « Les algorithmes contribuent à l’atomisation de la vérité. Ce qu’on appelle les « bulles de filtre » (filter bubble) désigne la personnalisation des informations transmises à un utilisateur par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux en fonction des données collectées à son sujet ; elles désignent aussi « l’état d’isolement intellectuel et culturel dans lequel [l’individu] se retrouve quand les informations qu’il recherche sur internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu », selon l’Office québécois de la langue française (OQLF). » En d’autres termes, sur Facebook comme sur Twitter, les biais de confirmation s’imposent d’eux-mêmes, dans une sorte de chambre d’écho où la confrontation d’idées tend à disparaître.
Dernières nouvelles du mensonge est une longue promenade à l’ombre de la vérité. Anne-Cécile Robert inscrit son texte, avec quelques assises littéraires et philosophiques, au cœur d’une actualité brûlante. L’auteure montre comment les chiffres, certaines données techn(ocrat)iques, des schèmes simplificateurs, l’adoption d’un point de vue circonscrit et même l’usage d’un certain champ lexical peuvent aboutir à la falsification de la réalité. Et parfois miner toute tentative de prendre langue avec l’autre. « Des vérités atomisées et des récits parcellaires, on passe aisément à l’incommunicabilité et à l’affrontement des discours. La multiplication des vérités particulières conduit, au mieux, à une coexistence sans dialogue, mais elle peut également pousser au repli de chacun sur sa vérité avec, pour corollaire, une méconnaissance de l’autre. Les vérités peuvent être cousines ou compatibles, mais elles ne le sont pas toujours. Elles se révèlent parfois contradictoires. Chacun campe alors sur ses positions et cultive son jardin. La question du mensonge se transforme : chacun, voyant le monde de son point de vue, estime que celui-ci ordonne la réalité. »
Jonathan Fanara, Le Mag du ciné, 24 février 2021
Lisez l’original ici.