La passeuse
Quand j’ai commencé à lire Les luttes fécondes de Catherine Dorion, en 2017, je me souviens avoir pensé que tout allait me taper sur les nerfs dans ce petit essai exalté qui faisait un lien entre désir et lutte sociale. Et effectivement, j’ai été rapidement dérangée, toutes les postures que prenait ce livre étant exactement celles que j’essayais d’éviter dans la vie. C’était très réjouissant.
Les luttes fécondes était un plaidoyer d’une sincérité et d’une vigueur fantastiques, une merveilleuse injonction à transformer une juste révolte en quelque chose de lumineux et de positif, et le désir en une force plus grande que soi. De l’alchimie au sens littéral du terme : il s’agissait de prendre les pierres noires de la colère pour en faire de l’or, du soleil, du bien commun. Le tout dans une langue fluide et truculente, un vrai party.
A-t-on souligné tout cela, qui se retrouve encore dans son dernier livre, lors de sa parution ? Peut-être, mais ne me parviennent que des commentaires sur les passages où elle s’insurge contre le système et les médias. Je comprends, c’est une part importante du livre, qui n’y va pas par quatre chemins, mais n’a-t-on rien lu d’autre ?
À travers le récit de cette désillusion et l’étalement de ces rancœurs, il y a pourtant des pages truffées d’espoir et de sentiment, d’idées et de joie, de longs chapitres consacrés à une vibrante quête de sens et de connexion.
On m’opposera que tout ça (la campagne, les quatre ans de députation parsemés de petits scandales, le livre) n’est que narcissisme, un plan orchestré pour attirer l’attention et se mettre en scène. Admettons que ce soit le cas, et qu’elle se soit servie de ces tribunes pour faire passer son message, que dire à part tant mieux ?
C’est un message dont nous avons tellement besoin. Il parle d’amour, de partage et d’empathie, et d’une poésie qui serait la bougie d’allumage de vrais changements. On peut trouver bien des limites à cet idéalisme fervent, mais est-ce une raison pour être à ce point irrité par son articulation ?
Elle rappelle dans son livre cette fois où Bernard Drainville a déclaré à la radio : « Le problème avec Catherine Dorion, c’est qu’il va falloir qu’elle apprenne à passer… j’allais dire inaperçue, c’est peut-être pas possible pour elle de passer inaperçue, mais donc d’être discrète […] Ferme ta boîte, comme on dit. » Venant du kid kodak le plus mal avisé que la sphère politique a connu depuis longtemps, c’est franchement ahurissant, mais ça pose surtout la question : qu’est-ce qui dérange tant chez cette femme ?
Je ne parle pas pour les militants de Québec solidaire qui ont été heurtés par son livre et ses propos, c’est une autre affaire qui relève du personnel. Mais chez plusieurs commentateurs comme chez les ministres chanteurs, que vient-elle chercher pour que leurs réactions soient à ce point épidermiques ?
Trop de poésie ? Trop de tuques et de populisme de gauche ? Trop peu de pincettes ? Pas assez de reconnaissance envers des institutions qu’elle n’a pourtant jamais fait mine d’apprécier ? Il m’arrive de penser qu’elle dérange peut-être ainsi parce qu’elle nous met face à notre propre indigence poétique, à notre manque de feu, à notre plat conformisme, mais ça me semble un peu simpliste.
Ne sommes-nous pas assez solides dans nos bottines pour saluer les plus exaltés d’entre nous, ceux qui crient le poing levé, ruent dans les brancards et militent pour « un récit commun qui serait à ce point issu de nous qu’on serait prêts à tout pour qu’il soit transmis et qu’il continue à vivre » ?
Je n’ai plus, moi, accès à ces réserves d’exaltation intérieure. J’ai intégré il y a longtemps le cynisme ambiant et la pudeur de circonstance, je me sentirais toute nue s’il fallait que je lève le poing, j’aurais envie de rigoler comme une ado, de faire de l’autodérision, bref, de diluer mon idéalisme en faisant comprendre que je ne le prends pas tant que ça au sérieux.
Et ça me désole. Parce que j’ai une fille, et une belle-fille, et que je leur souhaite de toujours rester en contact avec cette partie sauvage et indomptée d’elles-mêmes, et de ne jamais avoir peur de se tenir droites et vibrantes, leurs convictions brandies bien haut. Je voudrais qu’elles puissent dégainer des mots et des expressions comme amour, partage, lutte, « tisser du lien », sans sentir le besoin de les enrober d’humour et de deuxième degré.
Or, ce n’est pas moi, avec mon armure de sarcasme, qui saura leur transmettre cela. C’est pourquoi il me semble qu’on devrait se trouver bien chanceux d’avoir parmi nous des passeuses comme Catherine Dorion, avec leurs débordements et leur générosité et leur idéalisme radical, pour attiser chez nos enfants ce beau feu de joie qui dort en elles.
Qu’il les éclaire encore longtemps.
Rafaële Germain, La Presse, 8 décembre 2023.
Photo: François Roy, Archives La Presse
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