La longue histoire de la répression
En faisant connaître au public québécois les écrits de Victor Serge, Lux Éditeur fait œuvre utile. Fils d’exilés politiques russes opposés au tsarisme, Victor Serge (1890-1947), socialiste libertaire français ayant œuvré sa vie durant pour une solidarité internationaliste, est un témoin lucide à la fois de la bureaucratisation de la révolution russe du début du siècle et de la répression bolchévique – qu’il a vécue dans sa chair – qui s’abattit sur les autres courants révolutionnaires.
Dans cet essai publié pour la première fois en 1925, l’auteur nous introduit au plus profond de la psychologie répressive du régime tsariste, prêt à tout pour assurer sa pérennité face à un soulèvement social et politique parmi les plus marquants de l’histoire. En nous décryptant les archives de l’Okhrana – la police secrète tsariste – auxquelles ont eu accès les bolcheviks après la révolution d’octobre 1917, il se livre à une sorte de sociologie de l’outil répressif, en exposant toutes les turpitudes et lâchetés auxquelles la dérive policière donne lieu. Il écrit : « connaître les méthodes et les procédés de cette police présente pour tout militant un intérêt pratique immédiat; […] car toutes les polices, d’ailleurs solidaires, se ressemblent ». C’est en ce sens que ce livre n’est pas dépassé et présente un intérêt politique encore aujourd’hui.
A priori, on pourrait croire que les méthodes d’infiltration, de répression et de provocation de la police politique tsariste seraient le fait d’une autre époque et la caractéristique d’une forme de pouvoir obsolète. Ce n’est pas ce qui ressort dela lecture des trois premiers chapitres qui nous introduisent à la nature de l’arsenal répressif de l’Okhrana, à la sophistication des moyens utilisés pour traquer les militants, incluant une provocation policière sans vergogne. Car en montrant comment un régime arrive à enrôler des personnes appartenant à diverses catégories sociales dans sa logique répressive et comment sa police politique est le lieu d’une promotion sociale réelle, on constate que cela demeure vrai dans de nombreux pays jusqu’à ce jour.
Victor Serge se veut aussi pédagogue envers les militants afin de les prémunir face à la filature, aux interrogations arbitraires et aux différentes campagnes de désinformation visant la démobilisation. Il ne cessa à cet égard de rappeler que malgré sa cruauté, la répression est « en fin de compte impuissante quand elle va à l’encontre du développement historique » (p. 129).
En postface, Francis Dupuis-Déri actualise le débat en s’attardant principalement aux différentes formes que prend la répression policière aujourd’hui, en Amérique du Nord et en Europe. Soucieux d’éviter une tendance paranoïaque pouvant inutilement paralyser l’action, il reconnaît toutefois que la répression perdure maintenant à l’ère – nouvelle – de la surveillance électronique. Il montre aussi que celle-ci s’inscrit dans une logique interétatique : une collaboration étroite de différents corps policiers est notamment observée dans la foulée des mobilisations altermondialistes (p. 137). Bien au fait de l’état des connaissances sur le sujet, Dupuis-Déri attire notamment notre attention sur la nécessité de réfléchir de façon plus englobante sur le phénomène de la répression. Une telle approche permet d’y inclure un éventail plus large de dynamiques et de pratiques sociales qui participent de la répression. Cela permet de mieux comprendre qu’à celle-ci « peut s’ajouter le procédé de canalisation ou de cooptation des forces contestatrices. Elles ne sont alors pas tant réprimées qu’intégrées par l’État et diverses institutions dans le cadre de dispositifs administratifs, par l’octroi de subventions, l’invitation à des tables de concertation et l’intégration à des programmes sociaux » (p. 142). En plus d’une compréhension plus élargie de la répression, ce livre a le mérite de nous faire réfléchir au fait que nos États de droit n’échappent pas à son recours.
Mouloud Idir, Relations, juin 2010