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13 novembre 2025

La judiciarisation des conflits de travail

Martin Gallié veut documenter le recours au tribunal en cas de grève ou de lock-out.

 

Dans la foulée des conflits de travail à la Société de transport de Montréal, le gouvernement Legault a tenté au cours des derniers jours de devancer l’entrée en vigueur du projet de loi 14, prévue pour le 30 novembre. Cette loi ajoute une catégorie de «services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population». En cas de grève ou de lock-out, ce sera au Tribunal administratif du travail d’interpréter ce critère. La nouvelle loi permet aussi au ministre du Travail de forcer les parties impliquées dans une grève ou un lock-out à aller en arbitrage pour régler leur différend.

Que l’on soit en accord ou non avec les visées de la nouvelle loi, force est de constater qu’elle limite, dans les faits, l’exercice du droit de grève. «Le patronat et les gouvernements ne cessent de s’attaquer au droit de grève depuis le milieu des années 1990», affirme le professeur du Département des sciences juridiques Martin Gallié.

Dans le cadre d’un projet de recherche financé par le CRSH, le juriste et son équipe s’intéressent plus spécifiquement aux conflits de travail ayant recours au tribunal. «Nous souhaitons comparer les différents recours judiciaires mobilisés par les employeurs et les syndicats en temps de grève et de lock-out, précise-t-il. Qui mobilise le droit en période d’arrêt de travail? Pour quelles raisons et comment? Quelles sont les exigences de preuve requises pour les uns et les autres? Pour quels résultats? Voilà le type de questions auxquelles nous tenterons d’apporter des réponses.»

Même si l’émergence de l’État social-démocrate québécois est indissociable de la montée en puissance des syndicats et de la conflictualité ouvrière, il existe très peu de données scientifiques sur les grèves et les lock-out au Québec, révèle Martin Gallié. «Que ce soit en droit, en sociologie ou en histoire, la recherche sur les conflits de travail au Québec est à l’image de l’intensité de la lutte des classes, c’est-à-dire en déclin depuis le milieu des années 1980.» Mis à part Grève et paix (Lux Éditeur, 2018), cosigné par son collègue du Département d’histoire Martin Petitclerc et Martin Robert (Ph.D. histoire, 2020), très peu d’ouvrages abordent le sujet. C’est pour pallier cette quasi-absence de données que Martin Gallié s’intéresse aux conflits de travail judiciarisés au Québec.

Un droit constitutionnel… rarement utilisé

Le droit de grève, rappelle le professeur, a été reconnu en 2015 comme un droit constitutionnel par la Cour suprême du Canada. «Les droits constitutionnels sont des droits fondamentaux, inaliénables, dont tout le monde peut bénéficier, mais au Québec, seulement 40 % des travailleuses et travailleurs salariés sont syndiqués et peuvent, dans les faits, se prévaloir du droit de grève, observe-t-il. Et c’est de plus en plus rare puisque la durée des conventions collectives s’allonge de plus en plus.»

La montée du néolibéralisme

Martin Gallié souligne que, de tout temps, ce droit a été attaqué. «Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est le caractère systématique, méthodique et organisé des attaques, un phénomène qui s’observe à l’échelle internationale.»

La montée du néolibéralisme, au milieu des années 1990, a été, selon lui, un point tournant. «Comme l’ont montré les travaux de l’historienne française Sandrine Kott, avant la chute du mur de Berlin, les démocraties occidentales respectaient davantage le droit de grève pour montrer aux régimes de l’Est que les contrepoids au pouvoir de l’État étaient efficaces, mais depuis l’effondrement du Bloc de l’Est, les gouvernements occidentaux ne se gênent plus pour l’attaquer sans relâche.»

Deux poids, deux mesures

Le constat que pose Martin Gallié est également son hypothèse de travail. Selon lui, l’histoire longue révèle de manière limpide un système de deux poids, deux mesures, c’est-à-dire que le système judiciaire a été une arme puissante aux mains des dominants contre les travailleuses et les travailleurs.

«On sanctionne plus sévèrement le mouvement ouvrier que le non-respect de la loi par les patrons.»

Martin Gallié

Professeur au Département des sciences juridiques

 

D’où son projet de recherche visant à comparer les recours au tribunal en cas de grève et de lock-out.

L’un des recours les plus fréquents lors des grèves est la demande d’injonction par la partie patronale, qui invoque alors l’atteinte à la propriété, l’intimidation ou la violence, illustre Martin Gallié. «Adrien Bouvet (LL.M., 2023) et moi avons démontré que les délais devant la Cour supérieure du Québec sont très courts, parfois quelques heures seulement, et que dans 95 % des cas l’employeur obtient ce qu’il souhaite afin de limiter ou contrôler le piquetage. Une apparence de droit suffit, la procédure est expéditive et les exigences de preuve sont minimales.»

Les travaux de l’étudiante au baccalauréat en droit Camille Brown et de son collègue Xavier Barrette ont démontré qu’à l’opposé, les exigences de preuve sont considérables lorsqu’un syndicat déplore le recours à des briseurs de grève. «Il faut recourir à un inspecteur, car on n’a pas accès au lieu de travail, souligne Martin Gallié. Le temps que celui-ci se pointe, on en a pour des semaines, voire des mois et la décision sera contestée par l’employeur.»

Le professeur et son équipe rédigent des chroniques sur les différents conflits de travail et leur judiciarisation sur le site du Groupe interdisciplinaire et interuniversitaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS). «Nous documentons présentement des conflits de travail judiciarisés dans le domaine de la construction et chez Amazon, en plus de garder un œil sur le conflit à la STM», souligne-t-il.

Une tendance inquiétante

Ailleurs sur la planète, les États les plus autoritaires et réactionnaires contestent sans relâche l’existence même du droit de grève, constate Martin Gallié. «C’est le propre des régimes autoritaires et néo-fascistes d’arriver au pouvoir et de s’attaquer en premier lieu à tout ce qui peut contester leur autorité, comme le droit de réunion pacifique, le droit d’association, le droit de manifester et le droit de grève.» À tel point que depuis 2012, tous les travaux portant sur le droit de grève sont bloqués à l’Organisation internationale du travail (OIT), l’instance chargée depuis les années 1950 d’examiner, entre autres, le respect de ce droit par les États.

«Le Canada n’est pas blanc comme neige, car de grands cabinets d’avocats d’ici participent à cette lutte contre le droit de grève aux côtés des grandes entreprises», poursuit le professeur, qui estime que les règles applicables en matière de droit de grève au Québec et au Canada sont les plus restrictives des démocraties occidentales. Il ne va pas jusqu’à taxer les gouvernements canadien et québécois de régimes autoritaires, mais il s’inquiète de ces attaques systématiques au droit de grève. «Les seuls contrepoids au néolibéralisme dont nous disposons, ce sont les syndicats qui regroupent les travailleuses et les travailleurs», conclut-il.


Pierre-Étienne Caza, Actualités UQAM, 13 novembre 2025.

Image: Getty Images

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