La dictature
Benito Mussolini, qui a régné en maître sur l’Italie pendant vingt ans, aimait répéter cette phrase empreinte d’orgueil et de mélancolie: «Je ne peux pas avoir d’amis, je n’en ai pas.» Au départ, le duce glorifiait son autorité absolue par cette affirmation, mais à la fin de ses jours, abandonné de tous, la même phrase préfigurait son inéluctable exécution par les partisans italiens. Le métier de dictateur n’est pas une sinécure. Le despote vit isolé au milieu des foules en liesse, entouré de flatteurs et de conspirateurs, lesquels, comme il ne le sait que trop bien, sont souvent les mêmes. Il éprouve une solitude radicale qui affecte son âme, assèche son cœur et perturbe son esprit. Celui qui exerce trop longtemps cette fonction s’expose à la paranoïa, trouble assez courant de la personnalité autoritaire. Ayant pris le parti d’être seul, le dictateur ne se connaît en effet que de fidèles ennemis et des alliés de circonstances. Ce qui n’est guère reposant.
La dictature, observe Curzio Malaparte dans son essai Technique du coup d’État (1931), est «la forme la plus complète de la jalousie». L’État de droit répartit ses pouvoirs, laissant aux juges le soin de juger, aux représentants de la société, la liberté de légiférer, au gouvernement, le loisir d’exécuter les lois. Cette générosité est un signe de confiance en la société humaine. C’est par la suspension de cette libéralité que commence la dictature.Celle-ci refuse le partage du pouvoir, qu’elle conserve précieusement entre ses mains, toujours inquiète qu’on cherche à le lui ravir. Elle est méfiante de nature.
Pour les partisans de l’État fort, les babillages des démocrates et la protection qu’offre leur justice aux minorités mettent en péril l’unité et la grandeur de la nation. La mécanique de l’État les ennuie, la démocratisation de la vie sociale les effraie et l’égalité évoque pour eux la médiocrité bêlante d’un troupeau de moutons. Ils ressentent avec intensité le besoin que s’incarne la société dans une personne, qu’elle fasse corps en un seul être. Ils préfèrent l’homme providentiel à l’État providence. Ils espèrent un héros qui les délivrera de leurs misères du seul fait de son génie.
Les malheurs du tyran proviennent de ce qu’il est, par la force des choses, un farouche utopiste. Il rêve d’un pouvoir si grand, si absolu, qu’il pourrait se suffire à lui-même. Il aspire à créer un monde ex nihilo, ne pétrissant que la glaise de sa volonté. Il projette sur lui un idéal divin. Dieu, observe Aristote, n’a pas besoin d’amis. Il est autarcique. Il est immédiatement sa propre fin. Il porte en lui une vérité qu’il contemple et dont il jouit sans détour. Or, ajoute le philosophe, la pire façon pour un humain d’imiter Dieu serait de prétendre qu’il peut également se passer d’amis. Il perdrait son temps à se contempler, ce qui le plongerait dans un état voisin de l’hébétude animale. C’est en communiquant avec autrui que l’humain remédie à son imparfaite constitution et échappe à l’abrutissement. Il ne se comprend que dans le regard des autres, et en particulier de ces autres lui-même que sont ses amis.
L’homme fort, quant à lui, se trouve au-dessus de tout et n’a point de pair. On le craint et on l’envie, tandis que l’amitié exige l’équité et une estime mutuelle. L’amitié est un sentiment démocratique qui ne s’épanouit pas sous la tyrannie. «Il ne peut, observe à juste titre La Boétie, y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice.» Les méchants, même lorsqu’ils s’assemblent pour un putsch, un conseil d’administration ou une convention républicaine, ne sont pas amis, ils sont complices. Ils ne cessent jamais de se haïr. Un jour, Hitler s’associe avec Staline, les deux chefs affectent alors de s’aimer. Leurs pays vont désormais s’épauler, s’échanger du blé, des biens manufacturés et du pétrole. Mais un beau matin, les panzers écrasent les plaines de l’Ukraine. La nuit, l’autocrate affûte ses couteaux, qu’il aime longs et acérés.
C’est un fait remarquable de la vie politique que les personnalités autoritaires, qu’elles soient de gauche ou de droite, nourrissent leur identité en cultivant l’hostilité. À la manière du puritain qui éprouve la justesse de ses convictions en pourchassant inlassablement le mal dans les moindres replis de l’existence, la personnalité autoritaire reconnaît les siens et affirme sa puissance par la désignation de ses ennemis. Elle s’épargne ainsi la difficulté de s’interroger sur la valeur de ses propres motivations, sur la cohérence de ses mobiles, en braquant ses feux sur une menace extérieure dont les intentions lui paraissent indiscutables.
C’est en ces termes angoissés que Carl Schmitt, brillant juriste allemand et grand admirateur de Mussolini, invitait l’Allemagne à comprendre son destin dans les années 1920: nous, Allemands, vivons sous «l’œil du Russe», dont «la lucidité […] a percé à jour nos discours et nos institutions» et qui, ayant réalisé «l’alliance du socialisme et de l’âme slave», menace notre civilisation 1 Le regard du Soviétique, perçant et inquiétant, mettait à vif la légitimité de la république de Weimar, pluraliste et sociale, aussi bien dire minée de l’intérieur.
Ce qui définit l’ennemi politique, pensait Carl Schmitt, c’est le fait qu’aucune norme commune ne régit les conflits qui pourraient nous opposer à lui. C’est un pur étranger. Et c’est la reconnaissance de cette menace extérieure, brutale, factuelle, indiscutable, qui rendait selon lui nécessaire le seul programme digne de son époque: Make Germany Great Again. La brute se console des misères du monde et se venge de sa finitude dans une philosophie de la violence, de la destruction et de la guerre. Si d’aventure elle pense, c’est pour se dire que naissant tous inégaux, nous devenons tous égaux devant la mort. Sa philosophie est une forme sévère et austère de réalisme.
La loi de l’amitié suit un chemin plus escarpé, plus sinueux et plus exigeant spirituellement que celui qu’empruntent ces philosophies de la force. C’est un humanisme qui fait surgir la politique dès que l’on peut entrer en conflit sans devenir d’irréductibles ennemis. Il y a, dans le principe de l’amitié, une assomption de la fragilité humaine. Il y a aussi un abandon, puisqu’on accepte de se reconnaître dans l’autre. Quiconque prend le risque de s’attacher ainsi à d’autres individus convient de se laisser vaincre et briser par la vie. Reconnaître cela, ce n’est pas chercher une excuse pour refuser de combattre, ce n’est pas non plus une lâcheté. Au contraire, c’est concevoir l’imperfection et la vulnérabilité comme des moyens pour accomplir la justice et son humanité. Le groupe que l’on forme avec les autres est la seule façon que nous avons de frôler l’infini dans le monde fini qu’est le nôtre.
Les Guaraos, qui forment un peuple de pirogues et de hamacs, vivent dans le delta de l’Orénoque, un long fleuve qui serpente avec indolence les territoires du Venezuela et de la Colombie. Ils n’ont probablement pas lu La Boétie ou Aristote et n’ont que faire de Mussolini ou de Staline, mais ils possèdent la sagesse poétique des premiers âges de l’humanité. Les Guaraos, rappelle Eduardo Galeano, nomment le serpent a colliers «arc-en-ciel», le firmament, «la mer d’en haut», et pour dire «je pardonne», ils disent «j’oublie». Le Guarao dit aussi: «L’ami, mon autre cœur.»
L’imagination humaine a conçu mille merveilles, des bêtes à un œil, des femmes à la chevelure de serpents, des lézards qui volent et qui crachent du feu, des femmes-poissons au chant irrésistible, des dieux tout-puissants, bons et méchants, que l’on craint et que l’on vénère. En comparaison, le simple être humain, cet animal frêle, venu au monde incomplet, handicapé, dépourvu d’indépendance, paraît pitoyable. Cependant, le Guarao a compris qu’il est en réalité un animal fantastique: celui dont le cœur ne bat jamais seul.
Il sait qu’un être humain qui n’a pas d’ami est un être humain en danger.
Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.
- 1. Carl Schmitt, La notion de politique, traduit de l’allemand par Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, coll. «Champs classiques», 1992.
Lettres québécoises, no 184, printemps 2022.