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Photo d'un jeune André Laurendeau parlant avec vehémence dans un micro.
22 décembre 2024

La culture, ça a de la classe

Après l’immense succès populaire de Rue Duplessis, récit de « transfuge de classe » de Jean-Philippe Pleau, c’est au tour du journaliste et historien Jean-François Nadeau de s’intéresser au rapport entre culture et classes sociales au « demi-pays » du Québec. Cette fois, dans un essai aux références diverses et parfois inusitées.

 

Les têtes réduites, essai sur la distinction sociale dans un demi-pays peut surprendre le lecteur par les chemins qu’il emprunte. De la vision de l’éducation durant la Grande Noirceur aux origines d’Anne Hébert et De Saint-Denys Garneau en passant par le hockey et le beau parler de René Lecavalier, le chroniqueur du Devoir s’interroge : est-ce que l’acquisition d’une certaine culture au Québec doit nécessairement se faire au prix d’un déracinement ?

Et si l’acquisition de connaissances au sens large menait au reniement d’une partie de nous ?

Il n’est pas si loin, après tout, le temps où un avocat membre de l’Union nationale pouvait affirmer que « les Canadiens français étaient les détenteurs d’un héritage de pauvreté et d’ignorance dont il fallait se féliciter, un héritage qu’il leur fallait voir à sauvegarder ». Pas si loin, cette époque où André Laurendeau chantait les charmes de la terre, en soutenant qu’ici, « nous réussissons mieux nos paysans que nos intellectuels ».

Voilà une célébration de la paysannerie et de la pauvreté faite à distance, par des gens qui n’avaient connu ni l’une ni l’autre, rappelle Nadeau dans son livre.

Mais voilà surtout un projet élitiste : en arguant ainsi que la culture et l’éducation n’étaient pas pour le commun des mortels, on pouvait assurer sa place en haut de la hiérarchie sociale.

Dans son essai, l’auteur expose d’autres manifestations de cette idée et de ses conséquences, en passant de la recherche historique aux souvenirs personnels. Il rappelle la mémoire du patriote Chénier, fait un détour chez ses amis de Charlie Hebdo – tombés sous les balles –, se souvient de Serge Bouchard avant d’analyser les controverses autour du joual.

C’est un parcours sinueux, que l’auteur arrive à maintenir tant bien que mal sur le fil conducteur de son plaidoyer : celui en faveur d’une culture qui peut s’élever et avancer, sans jamais oublier de quelle société elle émane et sans chercher à s’en distancier par mépris.

Le joual

Quel meilleur exemple que le joual pour représenter la relation entre culture et classes sociales, au cœur du projet de Nadeau ?

Reflet d’une situation économique où l’anglais prédominait, allant jusqu’à s’infiltrer dans la langue du commun, le joual sera pourtant vu comme une simple « pauvreté d’âme » par son plus grand pourfendeur, Jean-Paul Desbiens, dit le Frère Untel.

On peut voir là une vision de la culture emblématique de ce que veut critiquer Nadeau dans son livre.

Car, pour l’auteur, cette posture de donneur de leçons ne prend pas en compte les conditions d’existence des locuteurs critiqués. Ainsi, elle « relève d’une attitude enracinée dans la longue tradition de mépris qu’entretient une classe privilégiée heureuse de se distinguer du plus grand nombre ».

En fait, la culture devient ici l’instrument pour figer cette classe populaire dans un silence qui lui conviendrait mieux.

« Les réflexions sociopolitiques à la Jean-Paul Desbiens sont avant tout marquées par un profond respect des hiérarchies sociales, au profit du maintien de l’autorité telle qu’elle est », écrit Nadeau.

À l’inverse de cette attitude, le journaliste évoque des figures telle celle du documentariste Pierre Perrault comme exemple à suivre. Destiné, après être passé par le collège classique, à rejoindre une « belle société » déconnectée, cet intellectuel aura finalement défroqué de cette tour d’ivoire pour fixer l’objectif de sa caméra vers son pays réel, tel qu’il était à créer.

Et aujourd’hui ?

Mis à part quelques allusions, Nadeau laisse de côté l’étude des manifestations contemporaines de cette conception de la culture réassignant chacun à sa place dans l’ordre social. Pourtant, c’est ce qui est annoncé en quatrième de couverture.

C’est dommage, car la situation actuelle est certainement plus complexe qu’au sortir de la Grande Noirceur. Ainsi, elle aurait d’autant plus avantage à être analysée finement.

Face au temps présent, nous pouvons à tout le moins, grâce à cet essai, nous rappeler ce qui nous a menés ici. Mais surtout, nous pouvons garder en tête qu’au-delà des musées et des livres, la culture est avant tout le reflet de dynamiques sociales. Et que parler de l’une sans parler des autres, c’est courir le risque de continuer à engendrer des têtes réduites.

Extrait

« Est-ce que le concept désormais galvaudé de transfuge de classe ne constitue pas aujourd’hui un de ces mensonges commodes, sans cesse renouvelés, qu’une société s’emploie à répandre et à adapter pour se rendre supportable ? On pourrait en tout cas envisager l’appétit immodéré pour les parcours de transfuge de classe comme l’une des manières par lesquelles notre société, profondément reproductrice d’inégalités, se mystifie et se justifie pour s’assurer de continuer sur sa lancée. »

Qui est Jean-François Nadeau ?

Jean-François Nadeau est historien et chroniqueur au journal Le Devoir. Il est l’auteur de nombreux livres, dont Bourgault (2007), Adrien Arcand, fürher canadien (2010), Les radicaux libres (2016) et Sale temps (2022).


Philippe Morin-Aubut, La Presse, 22 décembre 2024.

Photo d’André Laurendeau: Archives La Presse.

Lisez l’original ici.

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