La bonne nouvelle à propos d’Amazon
Tous mes éditoriaux pourraient faire le procès de la plus grande plateforme de commerce en ligne au monde. En même temps, je suis lucide : si vous lisez présentement cette revue, je prêche des convertis. Pourquoi y revenir alors? Parce qu’il y a une bonne nouvelle : Amazon ne veut pas le job des libraires et, à plusieurs égards, ne veut même pas être un détaillant.
Dans What happened to Amazon’s Bookstore?1, David Streitfeld est formel : non seulement le travail de prescription et l’interaction humaine propres au commerce depuis la nuit des temps ne revêtent aucun intérêt pour Amazon, mais il est virtuellement impossible d’aménager un rôle à l’être humain lorsque des dizaines de millions de produits composent votre offre. La réalité, c’est que les ventes d’Amazon reposent d’ailleurs de plus en plus sur des revendeurs tiers, qu’ils soient légitimes ou non.
L’expérience de magasinage sur le site d’Amazon, qui est devenu un capharnaüm, ne cesse de se dégrader. Le travail de sélection que le géant ne veut pas faire, il en transfère le fardeau au client. Perdu devant l’immensité de choix, il ne peut compter sur l’aide de l’intelligence artificielle — les algorithmes d’Amazon sont largement surestimés. Streitfeld conclut à juste raison que près de trente ans après son lancement en juillet 1994 dans le garage de Jeff Bezos, le site ne peut toujours pas répondre adéquatement à une question aussi simple que « qu’est-ce que Jean-Benoît Dumais aimerait lire? ».
Je vous recommande le visionnement du documentaire L’envers d’Amazon produit par le Bureau d’enquête de Québecor qui a envoyé un de ses journalistes travailler incognito pendant six semaines dans un entrepôt de la multinationale. Cette enquête fouille la taxation des revenus du géant et le traitement réservé à sa main-d’œuvre, notamment sous l’angle des mesures sanitaires et des risques dans les entrepôts pendant la pandémie de COVID-19. Roger Chaar, propriétaire de la Librairie Moderne à Saint-Jean-sur-Richelieu et membre de notre conseil d’administration, y fait une apparition dans un segment consacré à la capacité des indépendants à s’organiser pour faire face à cette compétition.
On peut pousser la réflexion plus loin grâce à Julien Lefort-Favreau qui, dans Le luxe de l’indépendance : Réflexions sur le monde du livre (Lux, 2021), aborde la notion de gentrification des esprits mise de l’avant par l’artiste et activiste new-yorkaise Sarah Schulman2 et dont Amazon représente le paroxysme. Sa grande plateforme n’est pas un lieu où le livre existe dans une perspective vitale et dans un espace social. Un lieu où sont absents la circulation et le débat d’idées est nécessairement voué à une homogénéisation de celles-ci, ce qui favorise la survie de celles qui sont les plus consensuelles, les moins radicales. Quand une plateforme exploitée par un GAFAM veut essentiellement collecter vos données et épier vos habitudes de consommation, c’est l’équivalent de raser un lieu essentiel qui aurait pu changer la vie des gens d’un quartier afin de construire des condos.
Avec l’ouverture, depuis 2019, de centres de données, de distribution ou de tri à Varennes, Lachine, Longueuil et Coteau-du-Lac, vous aurez compris la part d’ironie que comporte le titre de mon éditorial. Comment se dire que ça va bien aller?
Au moment d’écrire ces lignes, Amazon annonçait la fermeture de 68 de ses magasins de brique et de mortier, dont ses 24 librairies ouvertes aux États-Unis depuis 2015.
Les deux années de crise sanitaire que nous venons de traverser ont amené un large pan de la population à écouter la science et les scientifiques ainsi qu’à réorganiser son budget pour favoriser l’achat local. Je me rallie à Jacques Nantel3, professeur émérite en marketing et spécialiste du commerce de détail à HEC Montréal pendant près de quarante ans, qui croit qu’il s’agit d’un prélude à ce qui guidera les choix collectifs et radicalement différents qu’exigera la prochaine crise, climatique celle-là : « Peu importe comment vous vous y prendriez, même si vous étiez Bill Gates, Elon Musk ou Mark Zuckerberg, il vous serait impossible, de manière individuelle, de contrer cette menace. » Soulignant que nous avons eu droit à une répétition générale avec la pandémie de COVID-19 et qu’il est rare que nous puissions nous entraîner à réagir à une calamité, Nantel conclut : « C’est plutôt une bonne nouvelle »…
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1. nytimes.com, 3 décembre 2021.
2. Sarah Schulman, La gentrification des esprits, Éditions B42, 2018.
3. Jacques Nantel, S’en sortir! Notre consommation entre pandémie et crise climatique, Somme toute, 2022.
Jean-Benoît Dumais, Les Libraires, 11 avril 2022
Photo : © Gabriel Germain