Journalisme d’information et journalisme d’émotion
Les 48e Assises de l’Union internationale de la presse francophone (UPF) se sont réunies à Yaoundé, au Cameroun, du 19 au 22 novembre 2019. Plus de 300 journalistes et communicants d’une quarantaine de pays ont abordé le thème du journalisme d’information opposé au journalisme d’émotion, dans la foulée de la publication du livre d’Anne-Cécile Robert, Directrice des relations internationales du Monde diplomatique, intitulé « Stratégie de l’émotion ».
Dans sa conférence inaugurale, Anne-Cécile Robert, a souligné que la société toute entière s’organise autour des émotions et de leur gestion. Elle a notamment rappelé la campagne actuelle contre le harcèlement sexuel a fait condamner un certain nombre d’hommes sans procès et sans appel par les réseaux sociaux, même si leur innocence a finalement été démontrée. Que ce soit avec la célèbre infox de 1991 à propos des couveuses de Koweït prétendument débranchées par soldats de Saddam Hussein ou avec les faux bombardements de civils libyens invoqués par BHL pour faire attaquer Kadhafi, les médias utilisent l’émotion à des fins guerrières ou pour discréditer ceux qu’ils n’aiment pas, a-t-elle rappelé, l’élément nouveau étant désormais l’invasion de l’espace social par l’émotion. Les politiciens aussi y ont recours, comme François Hollande déclarant que son ennemi est la finance avant de mener, une fois élu, une politique absolument contraire à ses promesses de campagne. En revanche, dans le cas des attentats terroristes perpétrés en France, les principaux médias se sont employés à cacher que la France avait été prise pour cible en raison de sa politique en Syrie. De même, si la Banque mondiale elle-même a reconnu l’échec de la politique d’ajustements structurels des années 1990-2000, elle s’est bien gardée de tirer les conséquences du mal qu’elle a fait, l’émotion servant ici à occulter les responsabilités, sans excuses ni réparations. Plus récemment, la Cours pénale internationale a donné la parole à des victimes des événements de Côte d’Ivoire, ce qui a eu pour effet d’influencer les jurés, alors même qu’il a été reconnu ensuite que l’ex-président Gbagbo, quoi qu’on puisse lui reprocher, n’avait pas commis de « crimes contre l’humanité » ! Les médias ont par ailleurs de plus en plus recours à l’émotion, a souligné Anne-Cécile Robert, citant le site Acrimed qui a calculé que le nombre des faits divers à la télévision française avait augmenté de 73 % en 10 ans.
Le recours à l’émotion constitue un mode de traitement qui permet de faire passer certaines choses au second plan. Ainsi, à propos de la crise migratoire, les médias pleurent les morts en Méditerranée mais n’expliquent jamais pourquoi les migrants partent. De même, en 2017, la mort de Johnny Hallyday a permis opportunément de reléguer au second plan la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël : le choix de la une était évident ! S’étonnant que la prétendue violence des gilets jaunes ait été montée en épingle alors que les médias français ne se sont guère indignés que des journalistes aient été pris pour cible par la violence policière, la conférencière a conclu que les émotions sélectives empêchent de penser et de faire des choix, car ils obscurcissent la compréhension des choses et engendrant la dépolitisation.
Transformer des enjeux économiques et sociaux en enjeux moraux est un autre objectif de l’émotion à géométrie variable. Ainsi en est-il du « philanthrocapitalisme » de Bill et Melinda Gates, qui financent la vaccination en Afrique, alors que Microsoft a de puissants intérêts communs avec des raffineries de pétrole. Les enfants sont donc vaccinés mais ils souffrent de problèmes respiratoires engendrés par la pollution de l’air. Spécialiste de la déontologie, l’écrivain, Pierre Ganz observe que les journalistes ne doivent certes pas être des robots sans émotions, mais que l’émotion, qui est très sélective, ne doit pas remplacer l’information. Il rappelle à ce sujet que la « communauté internationale » s’inquiète pour l’Amazonie en feu mais se désintéresse totalement d’autres forêts qui brulent depuis des années en Afrique et ailleurs dans le monde.
L’émotion dans les médias, frein ou atout pour l’information ?
Dans le cadre d’une table ronde chargée de répondre à cette question, le modérateur Slobodan Despot, éditeur et directeur de la lettre d’information en ligne Antipresse, a observé que l’émotion est un outil d’influence et un levier de pouvoir : du moment où il y a récit, l’émotion est là. A contrario, Wikileaks ne livre que des faits. Quant au Journal officiel il est à 100% sans émotion. Jean-Claude Allanic, ancien médiateur de France 2, a présenté deux reportages, respectivement belge et français, basés sur les mêmes images de l’ouragan Katrina en Louisiane. Le commentaire émotionnel de l’un était honnête alors que celui de l’autre ne l’était pas… Pour sa part, Mehdi Khelfat, de la RTBF, a évoqué plusieurs exemples d’él’émotionar emple d 200em en médiateur de la TV France rump de reconnale libyenne ré que les jurnalistes r ukrainien.iatiques svénements envahis par l’émotion, que ce soit l’affaire Dutroux et la marche blanche à la mémoire des jeunes filles disparues, mais aussi l’émission de politique fiction sur l’éclatement de la Belgique à la suite de la proclamation imaginaire de son indépendance par la Flandre, qui a fâché les politiques mais connu un grand succès public. L’attentat du 22 mars 2017 à l’aéroport de Bruxelles a lui aussi suscité davantage d’émotions que d’informations. Myret Zaki, journaliste suisse spécialiste de la finance a relevé que l’émotion se glisse là où on ne l’attend pas et qu’en période de crise cela peut être grave, même quand on se pare des apparences de l’objectivité. Ainsi, aux Etats-Unis, les journalistes du New York Times et du Washington Post, qui se prétendent les ultimes gardiens des faits objectifs, sont totalement imprégnés d’émotion face aux tweets de Trump, dont l’élection a suscité hystérie et mépris dans chaque article de ces quotidiens. Le magazine Vanity Fair a procédé à un « fact-checking » du discours inaugural de Trump et Myret Zaki a elle-même « fact-checké » ce « fact-checking », mettant en évidence de nombreuses informations fausses…
En conclusion, les participants au débat ont considéré qu’il fallait enseigner la rigueur sociologique, savoir doser l’émotion et surtout refléter tous les points de vue et avoir des débats au sein des rédactions, sans tenter de faire passer une opinion personnelle pour la vérité objective, car le journaliste doit rester neutre, même s’il a comme tout le monde ses propres options politiques et philosophiques. Le journaliste de la RTBF a remarqué qu’il était plus facile de parler des gilets jaunes à la TV belge qu’à la TV française. Mais lorsqu’un participant lui a demandé en aparté pourquoi les médias français, suisse et belges faisaient tout pour cacher qu’il y a un coup d’état en Bolivie, il a répondu: « On ne sais pas bien ce qui se passe parce qu’on n’a pas de correspondant sur place… ». On ne semble pas s’embarrasser de ce genre de détails lorsqu’il s’agit de parler de la Corée du Nord, par exemple…
La couverture des mouvements populaires : objectivité de l’information et subjectivité de l’émotion
La deuxième table ronde a abordé l’actualité brûlante avec la couverture médiatique des grands mouvements de contestation qui se manifestent partout dans le monde et sur la manière dont les journalistes peuvent garder leur objectivité. Suisse d’origine serbe, Slobodan Despot a été le témoin d’insurrections ayant utilisé les médias comme levier, notamment celle du mouvement Otpor, qui a obtenu le départ de Milosevic avant de former les acteurs d’autres révolutions colorées pro-occidentales ailleurs dans le monde, notamment celle de la place Maidan, à Kiev en 2014. Contrairement au mouvement des gilets jaunes où, contredisant la couverture médiatique, il n’y a pas eu de violence des manifestants à l’origine de la brutalité policière, celui de Hong-Kong n’est pas un simple mouvement populaire, car il ne s’agit pas seulement de supprimer une loi d’extradition controversée et les meneurs de ce mouvement sont liés au consulat étasunien. Le problème de ce mouvement est qu’il est, comme plusieurs autres, noyauté. Le journaliste algérien Khaled Drareni, ancien présentateur de télévision reconverti dans la lutte contre le pouvoir, a souligné que les manifestations spontanées contre Bouteflika sont pacifiques, mais qu’il n’est pas dans l’intérêt du pouvoir qu’elles le restent. A propos de ce caractère pacifique, un participant a fait remarquer que ce n’est pas le cas des émeutes Hong-Kong, par exemple, s’étonnant au passage qu’il n’y ait pas encore eu en Algérie de provocation visant à créer de la violence pour discréditer les manifestants, comme cela se fait beaucoup ailleurs et pas seulement en Ukraine… Même si l’émotion mise en question est à l’évidence celle qu’utilisent les médias pour formater l’opinion dans un sens ou dans un autre, certains participants ont préféré évoquer l’émotion ressentie par les manifestants eux-mêmes lors des insurrections populaires de Tunisie ou d’Egypte, par exemple. Le journaliste Olivier Hubert, du quotidien égyptien Al Ahram, a ainsi fait observer que l’émotion est l’élément fédérateur des mouvements populaires et qu’en France les gilets jaunes ont inventé un référentiel et conçu du lien social.
Constatant que c’est le mélange entre communication et information qui engendre la défiance croissante à l’égard de la presse et en réponse à la question de savoir qui produit de l’information dans ces mouvements de masse, Myret Zaki a pointé notamment les réseaux sociaux, les interventions étrangères et des ONG opaques. Slobodan Despot a ajouté que si le mouvement des gilets jaunes est endogène, à la manière d’une marmite dont le couvercle finit par éclater, la présence avérée de provocateurs snipers sur la place Maidan de Kiev est allée de pair avec le fait que des dirigeants étasuniens ont avoué avoir dépensé 5 milliards de dollars pour susciter un coup d’Etat en Ukraine. S’agissant de la couverture de presse, il a insisté sur le fait que « l’objectivité dans l’information ne peut être qu’une subjectivité reconnue et assumée ». Quant aux mouvements sociaux actuels, il les a comparés à des vols d’étourneaux incapables de dire de manière rationnelle où ils veulent aller.
L’hystérie antirusse de RSF
Lors d’une troisième table ronde sur le thème « Emotion, manipulation et information », un représentant de Reporters sans frontières dont la présence n’était pas prévue s’est invité sur le plateau et n’a rien trouvé de mieux que d’affirmer que l’un des problèmes de la défiance à l’égard des journalistes en Afrique était « la présence accrue des Russes et l’entreprise de désinformation qu’ils sont en train de mettre en place partout ». Il faut, a-t-il dit, « labelliser les médias et indiquer ceux qui font un travail de qualité » (sous-entendu : ceux qui sont antirusses)… Interpelé en aparté, le représentant de RSF est allé jusqu’à expliquer que « les Russes ont une conception différente de la vérité », sans préciser si le problème était d’ordre ethnique ou génétique…
La dernière table ronde portant sur le thème « Journalisme d’investigation : droit absolu à l’information ? » a été quelque peu décevante, car les intervenants n’ont pas répondu à la question posée. La journaliste tunisienne Hanène Zbiss et son confrère nigérien Moussa Aksar se sont limités à énumérer les précautions à prendre en termes de vérification et de consultation juridique avant la publication d’informations explosives susceptibles de valoir des poursuites à leurs auteurs. Il a notamment été déploré que même dans les cas avérés et démontrés de corruption des élites rien ne se passe ensuite en justice… La discussion a toutefois permis de faire avancer la défense de la langue française en proposant l’expression « communication narrative » pour traduire le fameux « story-telling » si cher aux médias étasuniens.
En conclusion, pour prouver son utilité l’Union internationale de la presse francophone (UPF), qui fêtera ses 70e ans en 2020 à Tunis en marge du Sommet de la francophonie, devrait continuer à permettre à des journalistes du monde entier de se rencontrer et d’échanger idées et expériences dans la langue qu’ils ont « en partage », selon la formule consacrée. Mais surtout pas les obliger à s’aligner sur des évangélistes de la liberté des patrons de presse milliardaires qui contrôlent la plupart de ce que Slobodan Despot appelle joliment « les médias de grand chemin », ni sur des ONG « indépendantes » hostiles à tout ce qui ne va pas dans le sens de la pensée unique atlantiste et néolibérale.
L’une des caractéristiques des assises de cette année a été la présence accrue de l’Europe de l’Est, non seulement dans les instances dirigeantes de l’UPF mais aussi dans les débats. Ainsi, outre la secrétaire générale Zara Nazarian, qui est Arménienne, et la trésorière internationale Margareta Donos-Stroot, qui est Moldave, des journalistes de Roumanie, de Hongrie, de Serbie, de Croatie, du Montenegro, de Géorgie et d’Albanie ont animé les discussions. Aneta Gonta, vice-présidente de la section moldave, a fait une présentation remarquée dans le cadre d’un atelier qui se demandait notamment « comment séparer le fait du commentaire », question que tout bon journaliste devrait se poser avant de prendre la parole ou la plume.
Philippe Stroot, Investig’Action, 9 décembre 2019
Photo: De gauche à droite: Myret Zaki (Suisse), Slobodan Despot (Suisse), Latefa Akharbach (Maroc), Mehdi Khelfat (Belgique) et Jean-Calude Allanic (France).
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