Jean-Claude Ravet, Relations, juin 2009
Livre référence:
Les dépossédés
Marx actuel
Le livre de Daniel Bensaïd nous ramène à l’automne 1842 en Allemagne. La Diète rhénane débat autour d’un projet de loi sur le vol de bois – branches d’arbres et bois mort. Jusque-là, le droit coutumier permettait aux pauvres de les ramasser pour subvenir à leurs besoins. Dorénavant, cela serait considéré comme un délit et puni d’amendes ou d’emprisonnement selon la gravité des cas. Les amendes devraient être payées au propriétaire lésé ou, en cas d’insolvabilité, transformées en travaux forcés au service de celui-ci.
Marx est alors rédacteur en chef de la Rheinishe Zeitung (Gazette rhénane), journal de Cologne proche des hégéliens de gauche. Dans une série d’articles (reproduits en annexe de l’ouvrage), il analyse les débats parlementaires. On y voit Marx s’insurger contre la suppression du droit des pauvres. Au nom d’un nouveau système juridique rationnel, fondé en fait sur l’absolutisation de la propriété privée, les pauvres se voyaient désormais dépossédés du droit imprescriptible à l’existence que leur reconnaissait le droit coutumier. Celui-ci reposait sur le caractère indéterminé d’un type de propriété, pouvant être à la fois privée et commune au nom de la solidarité sociale.
Bensaïd montre bien que cette offensive juridique contre les pauvres était monnaie courante à l’époque. La loi sur les pauvres votée en Angleterre en 1834, par exemple, vise directement à mettre fin à l’ancien régime de lois qui instituait la solidarité sociale autour des villages et assurait aux pauvres un minimum vital. Le but de cette offensive : couper les déshérités des campagnes de toute aide afin que, abandonnés à eux-mêmes, ils en viennent à grossir le contingent des prolétaires que nécessitait la production capitaliste en plein essor.
L’épisode de l’adoption de la loi relative au vol de bois, nous apprend Bensaïd, a été crucial dans la vie de Marx. Il lui fit abandonner ses dernières attaches au libéralisme. Le recours au droit comme instrument de spoliation ainsi que le comportement du parlement comme une assemblée défendant les intérêts particuliers de la classe dominante l’en avaient convaincu. La lutte pour l’émancipation civique seule ne suffisait pas. Il fallait aussi qu’une révolution sociale l’accompagne. Une révolution qui s’attaque aux structures d’exploitation et d’exclusion qui sapaient précisément le fondement de la citoyenneté – l’égalité et la liberté de tous.
Au-delà de ces analyses historiques, c’est certainement « l’actualité troublante » des articles de Marx sur la loi relative au vol de bois qui retient l’attention et que l’auteur relève à merveille. La dépossession n’a de cesse à l’heure de la privatisation généralisée du monde, et celle-ci a toujours comme corollaire la suppression des droits des pauvres. L’éducation, la santé, le savoir et jusqu’à l’air, l’eau, la terre et même l’infime vivant sont ainsi accaparés au nom d’une propriété « privative », « exclusive », au lieu d’être reconnus comme un bien commun inaliénable. C’est à ce type de propriété qui a pour fonction de déposséder et d’assujettir que se réfère le mot célèbre de Proudhon : « La propriété, c’est le vol! » L’affirmation n’a en rien perdu de son mordant.
Un tel retour sur un des moments-clés de l’histoire du capitalisme – où l’exploitation ne s’encombrait pas de fard – a ceci de précieux qu’il nous permet de nous déprendre de ce que Walter Benjamin appelait « la fantasmagorie de la marchandise ». Celle-là même qui masque la réalité en l’expurgeant des multitudes sacrifiées sur l’autel de la production. Une révolution sociale est plus que jamais nécessaire. La dernière phrase de l’ouvrage en exprime bien la source et le ressort : « Nos vies valent mieux que leurs profits : “Debout les dépossédés du monde!” »
Jean-Claude Ravet, Relations, juin 2009