«Je n’ai pas de regrets»
(Québec) Cet été, nos journalistes passent chaque semaine un moment en terrasse avec une personnalité pour une discussion conviviale. Luc Boulanger s’est attablé avec Catherine Dorion, qui renoue avec l’art après un passage mouvementé en politique.
Catherine Dorion est désolée pour le journaliste. Elle a fixé le rendez-vous sur une terrasse près de chez elle, chemin de la Canardière, dans le quartier Limoilou, à Québec. Mais un chantier de construction perturbe notre conversation. On se déplacera à l’intérieur pour le reste de l’entrevue, durant laquelle la femme se confie sans filtre. Avec générosité.
Dans son ouvrage Les têtes brûlées (Lux Éditeur), vendu à plus de 10 000 exemplaires, l’ex-députée fait le récit du tourbillon de sa vie à l’Assemblée nationale ; « un pauvre théâtre politique moisi où la lumière n’entrait jamais », écrit-elle. « Catherine a vécu une peine d’amour avec la politique. C’est ce qui ressort de son livre », estime son ancien professeur et mentor au Conservatoire de Québec Marc Doré.
Ses différends avec l’élite politico-médiatique et les bonzes de Québec solidaire sont bien connus. La Presse n’allait donc pas à sa rencontre pour revenir sur ce chapitre fort documenté. On préfère lui parler de sa vision d’artiste, de la place des poètes dans la sphère politique. Avec le recul, était-ce utopique de vouloir changer l’institution de l’intérieur ?
«Mon but n’était pas de changer l’institution de l’intérieur. Mais d’utiliser les outils et ressources du Parlement, la Maison du peuple, pour emporter la politique plus près des mouvements citoyens. Et ç’a bien marché sur le terrain.»
— Catherine Dorion
Ah bon… On aurait pensé l’inverse. « Ce qui n’a pas fonctionné, rétorque Dorion, c’est la vieille patente politique, les batailles psychologiques pour avoir plus de pouvoir, le mensonge, la manipulation, etc. Mais je n’ai pas de regrets. Je ne suis pas du tout amère. Je suis fière d’avoir toughé la run durant quatre ans, sans m’effoirer avant. Grâce à l’appui des citoyens. »
Le mépris des élites
Durant son mandat comme députée de Taschereau, Mme Dorion a toujours revendiqué avec fierté son statut d’artiste. Comment les artistes comme elle sont-ils accueillis au Salon bleu ? « Le milieu politique est divers. Ce n’est pas tout le monde qui était contre moi. Je crois qu’on a autant notre place à l’Assemblée nationale que les médecins, les avocats, les gens d’affaires et les entrepreneurs qui y siègent. Et qui se sentent tous légitimes d’adopter des projets de loi. »
À ses yeux, la difficulté de reconnaître l’expertise des artistes au Parlement dépasse ce lieu emblématique. « Ça illustre comment, dans les cercles du pouvoir, l’art n’est pas important », dit-elle.
«La recherche de sens, l’émotion, la création, l’élite au pouvoir considère que c’est niaiseux, des enfantillages, du pelletage de nuages… Ce mépris-là, je l’ai senti jusqu’au fond de mes os !»
— Catherine Dorion
La puissance de l’affect
Pourtant, Jacques Parizeau a déjà déclaré à la télé : « La Révolution tranquille, ça a été l’œuvre de quatre ministres, d’une vingtaine de fonctionnaires, et d’une vingtaine de chansonniers, de poètes. » Dans les années 1960 et 1970, les artistes étaient à l’avant-scène du théâtre politique. D’ailleurs, dans son livre, Dorion parle de l’enthousiasme des actrices de cette époque.
On lui dit que ce passage nous a rappelé la soirée du 15 novembre 1976. Alors que la victoire des candidats péquistes au Centre Paul-Sauvé était annoncée par les Denise Filliatrault, Pauline Julien, Doris Lussier… « Eh oui, tous des artistes ! », abonde Dorion.
« De nos jours, la politique, surtout à gauche, est monopolisée par des gens convaincus que l’important, c’est le rationnel, le cartésien. Or, en réalité, la plupart des gens ne fonctionnent pas comme ça. Depuis la nuit des temps, l’humain fait des choses bizarres, irrationnelles. Nos traditions [culturelles, religieuses] sont portées par la croyance en des choses invisibles, pas calculables, mais très importantes dans nos vies. »
Sortir de sa tête
« Catherine, comme artiste avant sa vie politique, ne flattait déjà pas dans le sens du poil. Ses propos étaient déjà très engagés, dans la marge, sensibles et courageux. Au Conservatoire, elle était très forte en clown. À la fois drôle, un brin irrévérencieuse et touchante. On sentait l’enfant en elle », se souvient la metteuse en scène Maryse Lapierre, qui a connu l’ex-députée à l’école de théâtre, au début des années 2000.
La principale intéressée se souvient très bien de ses années de formation. « Le Conservatoire m’a transformée radicalement ! À 19 ans, j’étais ben dans ma tête. J’étais habile dans le jeu naturaliste, mais dès qu’il s’agissait d’aller dans les émotions, le ressenti… je bloquais ! Par chance, j’ai eu des profs hallucinants ! De vrais maîtres et pédagogues, comme Paule Savard et Marc Doré, qui m’ont sortie de ma zone de confort. »
Après ses études, Catherine Dorion fonde avec son chum de l’époque, Nicola-Frank Vachon, la compagnie Le soucide collectif (sic). Et crée des spectacles « décapants », comme Fuck toute ou Quand le sage pointe la lune, le fou regarde le doigt. La comédienne aime surtout l’improvisation, le théâtre bouffon, le clown. Pour retrouver « cet état d’innocence pure, sans passer par l’intellect ».
«Le [jeu de] clown nous montre comment on se sent dans la tendresse, la joie, le désir. Pour nous amener à prendre soin de l’autre. Pour moi, c’est à la fois une critique sociale et une clé pour sortir de l’immobilisme actuel.»
— Catherine Dorion
Catherine Dorion ne se qualifie pas de « femme de théâtre » pour autant. Elle préfère de loin la création au répertoire. Ce n’est pas demain qu’on la verra sur la scène du TNM en Lady Macbeth… Quoiqu’elle ne ferme aucune porte.
Le retour du théâtre engagé
Si elle se mobilise avec ardeur contre l’état des choses, Catherine Dorion est enthousiaste pour la suite du monde. « Au Québec, il y a plus d’affaires qui nous unissent que de choses qui nous divisent », dit-elle.
« En sortant du Conservatoire, il y a 20 ans, je voulais faire du théâtre politique. À l’époque, tout le monde me disait que l’art engagé, ça faisait boules à mites. Aujourd’hui, le militantisme au théâtre est à la mode, dans les programmations, les festivals. Je trouve ça très positif. »
«Le pouvoir de l’art, c’est de reconnecter le politique au cœur, à l’espoir, à l’élan collectif.»
— Catherine Dorion
Catherine Dorion renoue avec le théâtre pour son prochain projet, Sciences po 101, sous-titré : Traité d’insoumission à l’usage du vrai monde. Un spectacle « immersif et hors norme » qui sera créé en février 2025 au Grand Théâtre de Québec, avec le metteur en scène Alexandre Fecteau et le créateur Vincent Massé-Gagné. Avant d’être présenté à Montréal, puis en tournée au Québec.
L’artiste sera fort occupée ces prochains mois. Dorion va aussi réaliser un film documentaire et elle veut écrire deux autres livres, après la création du spectacle. « Des gens pensent que je suis en dépression, parce que je pointe sans cesse ce qui va mal dans le système. Pour moi, le désespoir n’est pas un choix possible. Faire jaillir la lumière à travers l’obscurité dans la caverne, c’est notre travail à nous, les artistes. »
Dans son livre, comme dans ses propos en personne, un mot revient toujours dans sa bouche. Ce mot est liberté. Peut-on être totalement et radicalement libre ? Notre liberté s’arrête là où commence celle des autres, dit-on.
« Bien sûr que non, répond l’artiste. Comme humain, on est complètement dépendant. Or, il faut choisir nos dépendances. Actuellement, on est dépendant d’un système économique qui nous exploite et ne nous aime pas. Il faut être dépendant des gens qu’on aime et qui nous aiment.
— Plus concrètement ?
— Ta communauté. Ta famille, tes amis, ton quartier. Peu importe. Pour moi, c’est ça, la liberté. »
Luc Boulanger, La Presse, 30 juin 2024.
Photo: Francis Vachon
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