«Je détruis et j’édifie» (Proudhon)
Cinq cent quarante hurrahs! (c’est son nombre de pages). La bandatoire somme du puits d’érudition de George Woodcock sur l’histoire de l’anarchisme vient d’être traduite en français par le trépidant Nicolas Calvé.
Trois raisons au moins de dorloter la dernière sortie de Woodcock, déjà auteur avec Ivan Avakumovic de Pierre Kropotkine, prince anarchiste (Ecosociété). Le lascar sait vraiment de quoi il cause, ce qui n’est pas si courant que ça, jambon à cornes! Et ce n’est pas le barbant professeur Jean Maitron qui, là où il repose, me contredira. Pour que les choses soient archi nettes comme torchette, il emmanche son étude par un portrait croustillant de l’anar zélé ordinaire qui rejette toute espèce d’autorité, qui revendique la liberté irréductible pour chacun, chacune, qui aspire à la réalisation de soi, qui cultive la spontanéité vibrante, qui envoie chez Plumeau le pouvoir hiérarchisé, le salariat, le mysticisme, le rigorisme idéologique, les interdits, les convenances, qui a le sens de la solidarité active et de la justice tonique, qui prône l’action directe, qui combat pour la redistribution communiste des richesses et pour la gratuité généralisée, qui estime, quand il n’a pas trop lu Tolstoï, que la passion bakouninesque de la destruction peut revêtir une dimension artistique.
C’est avec une belle verve entraînante qu’il retrace la saga de la Grande Armée du drapeau noir, comme l’appelait Georges Blond, de la rébellion spartakiste et de l’insurrection des niveleurs anglais au XVIe siècle aux tours pendables des Kabouters aux chapeaux pointus des Pays-Bas dans les années 1960-70.
Et, c’est surtout ça qui se révèle fichtrement fortiche dans notre brûlot, si Woodcock reconnaît que les soulèvements libertaires des siècles derniers ont en général tourné court, il n’arrête pas de souligner que ces dégelées historiques se sont néanmoins accompagnées de succès, de petites expériences hardies d’entraide qui ont réussi passagèrement en certaines circonstances sur des terrains bien concrets démontrant envers et contre tout que le Grand Soir n’était pas une chimère: «En fait, le mouvement anarchiste a enregistré des succès limités et locaux lorsqu’il ne se préoccupait pas de l’avenir et appliquait des idées libertaires à des projets pratiques et immédiats.» Des exemples: la prise en main d’usines et de services publics à Barcelone, la création de collectifs de paysans autoricides en Ukraine makhnoviste, la mise sur pied d’écoles libres notamment en Grande-Bretagne et en France, l’agrarisme radical mexicain, la non-résistance à la Gandhi, les premiers kibboutz israéliens, les coopératives de crédit en Amérique du Nord préfigurant la Banque du peuple de Proudhon.
Mais comme le remarquait le génial Fourier, «on ne veut jamais trop, jamais assez». À nous de viser plus haut, à nous de bâtir sur-le-champ le nouveau monde de la jouissance épicée sans limites où nous rêvons de vivre en euphorique campagnie. À nous de tout oser féeriquement, de tout réimaginer burlesquement, de tout déclencher cavalièrement. À nous de reforger capiteusement la planète.
Noël Godin, Siné mensuel, no 130, juin 2023.