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6 juin 2019

James C. Scott: «Le monde des chasseurs-cueilleurs était un monde enchanté» (Le grand entretien)

Rencontre avec James C. Scott dans le Quartier Latin, le 28 mai 2019. Dans le grand entretien qu’il nous a accordé, il revient sur Homo domesticus. Histoire profonde des premiers États, paru en janvier dernier aux éditions de La Découverte mais aussi sur sa pensée de l’anarchisme, évoquant aussi bien l’architecture que les Gilets jaunes, la Mésopotamie que Dickens ou Balzac.

Vous avez publié en 2009 The Art of not being governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia (en français, Zomia), et puis en 2017 Against the Grain. A Deep History of the Earliest States (en français, Homo domesticus). On ne peut s’empêcher de noter le parallélisme entre les deux sous-titres. Diriez-vous que cette « histoire profonde » est encore une « histoire anarchiste »?

James C. Scott : C’est plus ou moins un accident (rires). Comme beaucoup de choses. Dans Zomia, j’étudiais les peuples minoritaires qui vivent dans les montagnes de Thaïlande et je me suis rendu compte que le seul moyen de les comprendre était de remonter très loin dans l’histoire et d’en étudier les mouvements sur plus de deux mille ans. Pendant la rédaction de ce livre, je me suis souvenu d’un autre livre que j’avais écrit, Petit Éloge de l’anarchisme. J’étais en train d’écrire l’histoire de peuples qui avaient fui l’existence au sein de centres étatiques. La vision standard était que ces peuples étaient des peuples premiers et n’avaient jamais connu la civilisation. Ma thèse était, tout au contraire, que ces peuples avaient vécu dans les plaines et s’en étaient enfuis à dessein pour vivre dans les montagnes loin du contrôle de l’État. Ma muse en cela était Pierre Clastres (La Société contre l’État, 1973). J’avais donc écrit un livre sur l’anarchisme et j’étais en train d’écrire un livre racontant l’histoire de peuples qui avaient fui loin des centres étatiques. Le sous-titre de ce dernier livre s’est alors imposé comme une évidence : Une Histoire anarchique des montagnes de l’Asie du Sud-Est. Je croyais que cela ferait peur aux gens aux États-Unis, que le mot anarchisme serait un signal qui les feraient fuir, mais les éditeurs à Yale furent courageux et acceptèrent ce sous-titre.

S’agissant de Homo Domesticus, il s’agit d’une « histoire profonde » au sens où je remonte très loin dans le temps historique. C’est ce que j’appellerais une plongée en eaux profondes. Mais on peut en effet considérer cette « histoire profonde » comme une « histoire anarchiste », dans la mesure où mon scepticisme à l’égard de l’État et de l’histoire de la civilisation peut être considéré comme relevant d’une pensée anarchiste.

Je serais donc d’accord pour qu’on parle d’« histoire ancienne anarchiste » à propos d’Homo domesticus, même si au fond mon unique dessein était de comprendre la signification de ce que les archéologues et les historiens avaient découvert dans les vingt dernières années à propos de ces premiers États en Mésopotamie. Je n’ai donc pas vraiment commencé avec une perspective anarchiste.

Toute histoire de l’État ne court-elle pas le risque d’être un discours étatique sur l’État, c’est-à-dire un discours institutionnel configuré par l’institution qu’il prétend décrire, dans une sorte de cercle herméneutique ?

C’est tout à fait exact. N’oublions jamais une chose : l’histoire des Barbares a toujours été écrite par des États. Le peu que nous en savons sont des choses que nous ont apprises les documents écrits émanant de centres étatiques. Dans Homo domesticus, mon avantage est d’avoir commencé avec le même préjugé naïf, qui est celui de tous les écoliers, selon lequel la découverte tardive de la domestication des plantes aurait enfin, ô joie !, permis aux hommes de se sédentariser. Le préjugé communément admis est que nous avons toujours rêvé de devenir sédentaires, mais que nous n’avons pu le faire avant de découvrir la domestication des plantes et des animaux. Aussitôt ce savoir obtenu, nous avons cessé de nous déplacer, nous avons construit des villages, des villes et nous nous sommes rués tête baissée dans la civilisation à travers toutes les inventions du Néolithique. C’est l’histoire par défaut que connaissent tous les écoliers, presque sans l’avoir apprise. J’avais moi-même colporté cette histoire dans un cours intitulé Étude comparative des sociétés agraires. En étudiant plus sérieusement, je me suis rendu compte à quel point je m’étais trompé et j’ai eu honte d’avoir donné ces conférences. Homo domesticus est une façon de faire amende honorable et de corriger le tir. Au départ, ma seule intention était de donner de meilleures conférences, mais cela m’a pris cinq ans.

Dans quelle mesure votre étude des stratégies de résistance à l’État dans l’Asie du Sud-Est contemporaine vous a-t-elle aidé à imaginer la réaction que des peuples très anciens ont pu avoir face à l’émergence du phénomène étatique ?

Vous notez une continuité dont je n’ai pris conscience qu’a posteriori. J’avais écrit au sujet de résistances paysannes dans l’histoire contemporaine ou récente (La Domination et les Arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, 2009). Dans Zomia, remonter deux mille ans en arrière dans l’Asie du Sud-Est représentait déjà  pour moi une véritable aventure. Et voilà que, dans Homo Domesticus, je m’aventurais encore plus loin et remontais plus de neuf mille ans en arrière jusqu’à l’émergence des premiers États. Au fond, la question qui m’intéressait était simple : Homo sapiens existe depuis plus de deux cent mille ans, s’est répandu hors de l’Afrique depuis soixante mille ans, mais ce n’est que depuis six ou sept mille ans qu’il est devenu un animal domestiqué et agriculteur, et a créé des États. Je voulais comprendre pourquoi, à un stade si récent de notre longue histoire, nous nous sommes mis à vivre dans des grandes concentrations d’hommes, d’animaux et de plantes au sein de cette chose qui nous gouverne et que nous nommons l’État. Si vous ouvrez de manière assez large la focale historique, tout ce qui semblait familier devient brusquement étrange.

Dans le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, Rousseau demande à l’homme à quelle moment de l’histoire de l’humanité il aurait aimé s’arrêter. Dans Le Geste et la Parole, Leroi-Gourhan se demande si la fixation agricole et l’adoption d’un système d’écriture linéaire furent une immense promesse d’avenir pour l’histoire de l’humanité ou ne correspondirent pas plutôt à une perte de contact avec la totalité du réel. Au regard de la thèse que vous soutenez dans Homo domesticus, diriez-vous que l’âge des chasseurs-cueilleurs fut l’âge le plus heureux de l’homme ?

Voilà une question immense. En tout premier lieu, j’éviterais de parler de bonheur. Ce n’est pas à moi d’entrer dans la tête des chasseurs-cueilleurs d’il y a dix mille ans et de les déclarer heureux. Ils avaient des parasites, ils avaient des accidents, ils connaissaient la hiérarchie. Leur régime alimentaire était bien meilleur que celui des agriculteurs, ils étaient généralement en meilleure santé qu’eux, ils n’étaient pas opprimés par des états ou des formes d’esclavage auxquelles ils ne pouvaient pas échapper… mais je crois qu’il est plus prudent de les décrire de façon plus granulaire ou discrète, comme étant relativement plus égalitaires, jouissant d’un régime alimentaire plus diversifié, connaissant beaucoup mieux le monde naturel parce qu’ils devaient y prêter plus attention que les agriculteurs. Je m’abstiendrais donc de résumer toutes ces modestes observations sous le terme « heureux ».

Après tout, peut-être se trouvaient-ils très malheureux. S’agissant des agriculteurs, même si dans la plupart des cas ils furent forcés de le devenir, il semblerait qu’ils n’eurent pas conscience de ce qu’ils perdaient en abandonnant leur vie de chasseurs-cueilleurs. Mais au fond, Ur, Uruk, Eridu et les premiers États égyptiens étaient de petits territoires qui faisaient plutôt exception, et la grande majorité de l’humanité de l’époque vivait en dehors de ces centres étatiques. Ma thèse est que l’État ne devint hégémonique qu’à partir du XVIIe siècle. Avant ça, les gens n’avaient pas une grande expérience de la collecte annuelle des impôts et leur vie ne se ressentait nullement de la présence de l’État. À peine de temps à autres voyaient-ils passer une armée en ordre de marche. L’omniprésence de l’État dans notre quotidien est un phénomène extrêmement récent.

Cela signifie-t-il que l’autonomie et l’art de ne pas être gouverné relèvent aujourd’hui d’un rêve politique irréalisable ?

Je dirais que les zones d’autonomie sont géographiquement une peau de chagrin. Néanmoins, l’autonomie n’est pas uniquement une question de géographie. L’autonomie est aussi une création sociale. Il y a des quartiers dans les villes d’Amérique Latine ou d’Afrique où la police n’ose pas s’aventurer. Ce sont des zones autonomes et non gouvernées, en partie parce qu’elles sont devenues dangereuses. Elles sont peut-être dirigées localement par des gangs ou des chefs maffieux, mais il y a de nombreuses zones, même à l’intérieur des conglomérations urbaines, qui ne sont pas effectivement gouvernées par l’État. Les favellas de Rio, par exemple, comme on a pu le voir pendant les Jeux Olympiques. L’armée et la police évitent ces endroits qu’il aimeraient voir disparaître.

Dans Homo domesticus, vous analysez en détail la déqualification massive de l’existence humaine qu’entraîna le passage de la vie autonome des chasseurs-cueilleurs à la vie domestiquée des agriculteurs soumis au contrôle d’un État centralisé. Au-delà d’une détérioration physique, d’une perte d’indépendance et d’un déclin de la connaissance pratique du monde naturel, vous parlez brièvement d’un profond « appauvrissement rituel et culturel ». Qu’entendez-vous exactement par là ?

C’est un point très important. Le mot « animisme » en dit long. Avant les religions monothéistes, le monde des chasseurs-cueilleurs était un monde enchanté – begeistert en allemand –, un monde dans lequel la nature était douée d’agentivité et n’était pas une simple matière première pour la production humaine. Parce que le monde entier est enchanté et parce que les chasseurs-cueilleurs doivent être attentifs aux rythmes naturels, aux migrations des oiseaux, des poissons, du gibier, l’homme est connecté au monde à travers tout un ensemble de pratiques chamaniques et autres, qui leur permettent d’apaiser l’esprit des vivants qu’ils tuent. Pour eux, la nature est enchantée, tandis que pour l’homme économique moderne et pour les religions monothéistes, la nature doit être dominée et exploitée. Pour les chasseurs-cueilleurs, la ritualisation et l’enchantement du monde naturel s’étendent à toutes les différentes écologies qui contribuent à leur survie, alors que pour les agriculteurs, il n’y a plus qu’une ou deux cultures – la plupart du temps, le blé et l’orge – et l’attention au monde naturel se trouve rétrécie. Ce n’est pas que le monde n’est plus enchanté, mais c’est que le monde est plus petit.

Une question sur la relation entre le mot de domus, que l’on trouve dans « domestication », et le mot oikos, que l’on trouve dans des mots comme « écosystème » ou « écologie ». L’un et l’autre signifient « maison », même si le premier y ajoute une signification particulière que l’on retrouve dans dominus (le maître) ou le verbe « dominer ». Dans Homo domesticus, il semblerait que cette synonymie recouvre une antinomie plus profonde et que l’existence de l’homme domestiqué se soit développée au détriment de son inscription dans un écosystème plus large. Pensez-vous que l’homme puisse « faire domus »sans défaire son oikos terrestre ?

Je m’aperçois que j’emploie le mot domus de plusieurs manières différentes. Pour moi, la domestication n’est rien d’autre que le contrôle de la reproduction. Une plante est domestique quand l’homme contrôle sa reproduction, sélectionne certains de ses caractères et transforme son aspect général au point que cette plante ne peut plus vivre en dehors de sa protection. Elle devient un basket case comme on dit en anglais, un « cas désespéré », tout à fait incapable de vivre par elle-même. Même chose pour les animaux domestiques qui, à quelques exceptions près comme les cochons, ne survivent pas longtemps quand on les relâche dans la nature. La domestication, y compris celle des femmes, est donc bien le contrôle de la reproduction.

Quant au terme de domus, il se réfère au changement qui s’est produit dans le paysage sous l’influence de l’agriculture. Vous avez une maison, un foyer avec du feu pour cuisiner, et tout autour les animaux, des cultures, etc. Cela représente une sorte de module écologique ou d’empreinte écologique entièrement inédits. La démultiplication de ce module et l’expansion de ces différentes sociétés agricoles à travers des millénaires, jusqu’à la révolution des énergies fossiles, ont produit un type de paysage standard et une forme standard de production.

Mais la domestication n’est pas uniquement un phénomène humain. Cela va beaucoup plus loin que la sédentarisation, l’invention de l’agriculture et la domestication de quelques espèces animales. Des tas d’autres vivants ont aussitôt convergé vers la domus et participé à son existence. Ce fut un véritable pèlerinage : insectes, rats, souris, moineaux, pigeons, toute une multitude de commensaux qui mangent là où nous mangeons et mettent à profit la quantité de déchets que nous produisons. Voilà donc un rassemblement incomparable de vermine, de parasites, d’animaux et d’insectes qui prospèrent dans le sein de la domus et se différencient des formes de vie sauvage qui restent prudemment à l’écart. La domus a ainsi joué un rôle primordial dans la sélection de quelques espèces au détriment de maintes autres.

Le scientifique Valac Smil a comparé la masse biotique de chair sauvage et la masse biotique de chair domestique que l’on trouve sur la terre. Les espèces domestiques représentent aujourd’hui 90 % de la masse biotique terrestre. Cette statistique suffit à comprendre l’effet considérable qu’a eu la domestication. Et si l’on ajoute homo sapiens à la masse biotique des espèces domestiquées, la proportion de la masse biotique des espèces sauvages ne représente plus qu’un vingtième de la masse biotique totale. Nous avons créé de nos propres mains un monde presque entièrement artificiel et la quasi totalité des espèces vivantes dépendent aujourd’hui des milieux artificiels dont nous sommes les créateurs.

Dans Homo domesticus, vous ajoutez à la série traditionnelle des processus de domestication — domestication des plantes, des animaux et de l’homme lui-même — la domestication du feu et montrez à quel point les caractères spécifiques et géographiques de l’espèce humaine dépendent du fait qu’elle est devenue une espèce pyrophyte. En prenant en compte vos analyses sur l’histoire de l’écriture, pourrait-on ajouter à ces différentes domestications la domestication de cette voix que nous avons en partage avec certains animaux et soutenir que l’homme a domestiqué une première fois la phonè en la transformant en langage articulé et  puis une seconde fois en la soumettant à l’écriture ? Dans le même ordre d’idée, Leroi-Gourhan a montré que le passage des pictogrammes à l’écriture alphabétique a supposé une subordination de la main à la bouche (la main ne dessine plus des objets du monde, mais traduit les sons de la voix) et donc un contrôle centralisé de ces deux aires expressives.

Ulrich Nassen, un chercheur allemand, a montré qu’en Mésopotamie, plus de cinq cents ans s’écoulèrent avant que l’écriture cunéiforme ne soit employée pour représenter la voix humaine. Avant cela, l’écriture servait exclusivement pour les registres et la comptabilité de l’État sous la forme d’idéogrammes représentant, par exemple, le nombre de moutons qui devaient être collectés pour l’impôt. Il fallut attendre plus d’un demi millénaire pour que l’écriture serve à un usage littéraire, comme dans les poèmes de louange des rois. Mais votre question va plus loin. Prenons Homère, par exemple. Chaque performance orale de l’Iliade était inédite et unique. Le même aède chantant le même morceau le chantait différemment le lundi et le mardi. Il ajoutait, soustrayait, amplifiait, introduisait des variations. Mais à partir du moment où un chant d’Homère ou une pièce d’Eschyle sont confiés à l’écrit, on peut alors commencer à parler d’orthodoxie et mesurer les déviations que telle ou telle performance fait subir au texte canonique de la pièce, de la même manière que l’on peut mesurer les déviations par rapport au canon du Coran ou de la Bible. Ce qui est intéressant dans la tradition orale, c’est qu’elle se maintient dans une espèce de mouvement et de plasticité perpétuelle qui lui permet paradoxalement de rester « traditionnelle » tout en se modifiant et en évoluant continuellement.

Dans Zomia, vous analysez la limitation active de l’alphabétisation comme une stratégie de résistance des peuples montagnards contre la main-mise de l’État. Vous montrez encore dans Homo domesticus à quel point l’écriture émane historiquement de la sphère étatique et en favorise l’extension. Pensez-vous que la stratégie de résistance des peuples de la Zomia soit praticable dans nos sociétés occidentales et qu’il soit possible d’y revivifier une culture orale susceptible de contrecarrer la domestication étatique induite par la culture écrite et l’hégémonie de l’écriture ?

Personne ne m’a jamais posé cette question et je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Je suppose que la réponse est non, même si ce n’est pas comme si nous existions complètement dans une culture de l’écrit. L’écrit est venu s’ajouter à une culture orale qui continue d’exister. L’Académie française ne contrôle pas le français parlé et les Français continuent de parler comme ils l’entendent. Je vais vous donner un exemple frappant de cette différence entre l’écrit et l’oral. Dans le sud des Philippines, les Portugais qui débarquent sur l’île de Mindanao à la fin du seizième siècle y trouvent une population dans laquelle soixante-dix pour cent des hommes et des femmes écrivent le Hindi, une écriture qu’ils tiennent des voyageurs qui ont abordé sur leur île. Ils n’ont pas de livres, ils n’ont pas de royaume marchand, ils n’ont pas de monuments sacrés, mais soixante-dix pour cent d’entre eux savent écrire. À quoi leur sert l’écriture ? Ils l’utilisent pour les formules magiques. Pour être efficace, une formule magique doit être proférée mot pour mot. Alors quand vous avez besoin d’utiliser une telle formule, vous allez voir un vieil homme ou une vieille femme qui connaît exactement quelle formule magique employer dans telle ou telle circonstance, vous écrivez cette formule sous sa dictée, vous la mémorisez en la relisant à plusieurs reprises et, une fois que vous l’avez mémorisée, vous jetez le morceau de palme sur laquelle vous l’avez écrite. La même méthode est employé pour les rituels de séduction, qui ne sont après  tout qu’une autre espèce de magie. Voilà un exemple d’écriture utilisée au service d’une culture et de pratiques fondamentalement orales, n’émanant d’aucun pouvoir étatique et n’ayant aucun des caractères que l’on attribue généralement à la culture écrite. On pourrait ainsi imaginer un monde de l’écriture dont aucun État ne serait le centre.

Dans Homo domesticus, vous rappelez que les poèmes homériques ont vu le jour pendant les siècles dits « obscurs » que la Grèce a connu entre l’effondrement de l’âge des palais et l’avènement de l’âge des cités. Vous montrez en outre que la performance orale des aèdes grecs touchait un public bien plus large et était ainsi beaucoup plus vivante que la littérature produite par une élite de lettrés formée par l’État et qui était la seule à pouvoir la lire. Peut-on dire que la culture écrite a périmé l’autonomie et appauvri la diversité vivante des cultures orales ?

Peut-être pourrait-on même soutenir quelque chose de plus radical. Du moment que vous possédez un langage, ce langage vous permet d’exprimer un certain nombre de choses et vous empêche d’exprimer certaines autres choses qu’un autre langage permet d’exprimer.
Sans être un spécialiste, il m’a toujours semblé que, quand un peuple et son langage disparaissent, que ce soit par extinction ou par extermination, c’est tout un monde esthétique, mythologique et cognitif, toute une relation rituelle au monde qui disparaissent avec eux.
Cela équivaut, dans le domaine de la culture, à ce que la perte de la biodiversité et la disparition des espèces représente dans le monde naturel.
Je crois que nous avons beaucoup trop négligé ce type de diversité culturelle.

Dans Homo domesticus, vous montrez que le capitalisme et son modèle « monoculturel », dans le domaine de l’économie comme dans le domaine de la culture, ne peuvent qu’avoir un effet délétère sur les deux écologies environnementale et mentale dont parlait Félix Guattari. Diriez-vous à l’inverse que l’anarchisme pourrait être bénéfique à l’écologie des territoires et à l’« écologie de l’esprit » ?

Je suppose, oui. Dans la mesure où les formes anarchiques d’organisation sociale reposent sur de petites collectivités locales, elles sont susceptibles de développer des cultures particulières étroitement liées à un territoire et à un groupe d’individus particulier. Si ce que vous recherchez est la diversité, alors la décentralisation et l’autonomie territoriale ne peuvent que favoriser cette diversité.

Il suffit de penser à l’histoire du langage. Deux groupes de populations parlant la même langue se séparent géographiquement et, avec le temps, leurs langues divergent jusqu’à former deux langues ou deux espèces linguistiques distinctes, comme dans le cas où deux espèces de papillons sont séparées par un catastrophe naturelle. Avec le temps, les deux groupes de papillons ne seront plus capables de se reproduire l’un avec l’autre et les deux groupes linguistiques deviendront mutuellement incompréhensibles.

Encore une fois, vous me posez une question à laquelle je n’ai pas beaucoup réfléchi, mais je pense qu’un des avantages de l’Union Européenne par exemple est qu’à l’intérieur de cette union il est possible d’imaginer une Catalogne, une Bretagne ou un Pays de Galles autonomes. Ce cadre peut être un moyen de garantir et de protéger la diversité des territoires au lieu de l’écraser sous la simplification de directives européennes émanant de Bruxelles.

Et pourtant l’Europe se préoccupe de fixer la taille standard des courgettes, uniformise la monnaie et les plaques d’immatriculation. Cela fait penser à ce que vous écrivez dans Petit Éloge de l’anarchisme sur la décision de l’État allemand de planter toutes les forêts d’Allemagne du même « Normalbaum » (l’arbre normal) afin d’en optimiser la productivité. Ce Normalbaum, c’est encore l’« idée normale » de Kant, ce prototype servant à produire à l’identique toutes les représentations de tel ou tel grand personnage. De telles pratiques ne semblent pas contribuer à la préservation de la diversité culturelle.

La Révolution française a contribué à la simplification de la citoyenneté de façon ironique et paradoxale. Dans l’Ancien Régime, l’État n’approchait les personnes que par l’intermédiaire des guildes, des confédérations et des structures féodales. Il devait se contenter d’une approche indirecte. À partir de la Révolution, tous les Français deviennent des citoyens. Où que vous soyez, vous relevez de la loi française. En tant que citoyen, vous êtes protégé par cette loi, mais vous êtes aussi automatiquement enrôlé dans l’armée napoléonienne. Cela produit un double effet d’émancipation et de nivellement, parce que, pour la première fois, l’État peut contrôler directement ses citoyens – en matière d’impôt ou d’éducation, par exemple – et produire une monoculture française homogène comme l’a  bien montré Eugen Weber dans Peasants into Frenchmen (La Fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1983).
En France, l’État a précédé les Français et s’est employé à les créer de toute pièce.

Dans Petit Éloge de l’anarchisme, vous citez Dickens à plusieurs reprises. Est-ce que sa pratique romanesque aurait des affinités avec une pensée anarchiste ?

Je cite Hard Times (Temps difficiles) en particulier et le cite en raison de l’analyse très pénétrante que Dickens y fait du premier système scolaire industriel. L’école a été inventée à la même époque que l’usine et, dans l’école comme dans l’usine, vous avez des gens disposés en rang d’oignons comme un bataillon militaire et faisant tous la même chose au même moment. Dickens critique cette standardisation qui assimile l’école à une usine et lui fait adopter la même logique de production de masse d’un objet unique.

Dans Temps difficiles, le proviseur de l’école s’appelle Gradgrind, une brillante invention désignant l’obsession de la rentabilité entrepreneuriale. Nous vivons dans un monde qui, à l’instar du monde de la production industrielle, toise la qualité du travail universitaire sur la quantité d’articles produits, sur le type de revues dans laquelle ces articles sont publiés ; un monde dans lequel le baccalauréat ne sanctionne que l’intelligence analytique et où tous les élèves doivent gravir la même pyramide et atteindre le même sommet. Alors qu’il y a tant d’intelligences différentes — mécanique, esthétique, combinatoire, etc. —, le système scolaire ne mesure qu’un type d’intelligence dont le privilège vient directement de l’âge des Lumières et taxe de stupidité toutes les autres espèces de talent. 80 % des élèves américains obtiennent des résultats médiocres à l’école, quittent le système éducatif en étant convaincus qu’ils sont stupides et gardent toute leur vie ce sentiment de défaite et d’infériorité. Au contraire, les gens qui, comme moi, ont bien réussi à l’école sont persuadés qu’ils sont supérieurs, parce qu’ils ont toujours été les premiers de la classe. Il me semble qu’un système éducatif qui ne parvient à transmettre à 80 % des élèves que la certitude qu’ils sont des ratés ne saurait être considéré comme un exemple de réussite.

J’imagine que de nombreux gilets jaunes éprouvent un violent ressentiment contre l’école et haïssent les bons élèves qui sont devenus les élites… Mais n’oublions pas toutes les réactions contre l’école du XIXe siècle : Maria Montessori, Rudolf Steiner, etc. Il y a tout un monde d’expérimentations et de rejet d’un système scolaire de production de masse. Ce type de diversité est absolument cruciale.

Ce que vous écrivez dans Seeing like a State de la vision synoptique de l’État qui voit et planifie tout d’en haut selon une perspective qui écrase la diversité des expériences vécues fait penser au plan divin qui, dans le genre épique, double le récit de l’histoire des hommes d’une espèce de supervision qui en manipule les agissements depuis le ciel. La disparition de ce plan divin dans le genre romanesque correspond-il à une ruine de ce modèle de gouvernance synoptique centralisée et donc à une pratique littéraire, disons, plus anarchique et plus respectueuse de l’écologie du vivant ?

À propos de littérature et d’écologie, nous assistons en ce moment à une recrudescence des récits dystopiques traitant du réchauffement climatique ou du « grand effondrement » des sociétés complexes. J’imagine que se prépare un véritable tsunami de fictions et de produits culturels traitant de destructions, de crises existentielles, d’extinctions des espèces, etc. Je suis moi-même en train d’écrire un livre dans lequel une rivière du Vermont est le personnage principal et parle à la première personne.

Mais pour revenir au problème de l’anarchisme et du roman, prenons l’exemple de Le Corbusier, un type d’architecte qui me rend furieux. Dans ce genre d’architecture, le projet est vu et pensé depuis le ciel. Les architectes utilisent toutes sortes de modèles miniatures et les disposent et les regardent comme du haut d’un hélicoptère. Mais les gens qui fréquentent le quartier de La Défense n’en font pas l’expérience à bord d’un hélicoptère ; ils le vivent au ras du sol. Alors pourquoi ne pas utiliser des modélisations capables de rendre compte de ce que les gens vivent au ras du sol, alors qu’ils se déplacent dans ces quartiers ? Les projets des architectes adoptent le point de vue de Dieu, un point de vue dont aucun habitant des quartiers qu’ils construisent ne fera jamais l’expérience.

À l’opposé de cette méthode, il y a des livres comme Mrs Dalloway, un livre absolument fascinant dont l’intrigue se résume aux innombrables pensées qui traversent l’esprit du personnage au cours d’une seule journée. C’est un effort de codification de l’expérience quotidienne qui plonge le lecteur au ras du sol et essaie de lui montrer comment un esprit fonctionne au quotidien. J’imagine que ce qu’il y a d’intéressant, ce n’est pas les romans qui parlent d’anarchisme, mais les romans écrits dans un esprit anarchiste.

Dans Homo domesticus, vous insistez sur le caractère étatique des grands récits historiques et sur la manière dont l’histoire scientifique tend à réduire la « contingence » des histoires humaines au « déterminisme » paroxystique d’une seule intrigue principale : la croissance et la ruine des grands États « civilisés ».
Ne remarque-t-on pas le même type de réduction dans la littérature occidentale et dans le privilège très marqué qu’elle donne aussi bien à l’unité d’intrigue qu’à une succession linéaire de points de climax et de crises ?

Peut-être, oui. Mais, à l’inverse, on peut aussi penser aux entreprises de romanciers comme Balzac ou Zola. Au lieu d’une intrigue unique, la Comédie humaine ou les Rougon-Macquart se composent de l’assemblage d’histoires multiples et d’une multitude de points de vue. Si vous rassemblez toutes ces histoires et toutes ces perspectives, l’œuvre entière englobe la confusion, l’anarchie et les différentes expériences de toutes les classes sociales. En ce sens, ce sont de grandes réussites.

James C. Scott, Homo Domesticus. Histoire profonde des premiers États, préface de Jean-Paul Demoule, trad. de l’anglais (USA) par Marc Saint-Upéry, La Découverte, janvier 2019, 302 p., 23 € (15 € 99 en version numérique) — Lire un extrait

Cet entretien a été réalisé avec des étudiant.es du master écopoétique et création (Aix-Marseille Université)

Jean-Christophe Cavallin, Diacritik, 6 juin 2019

Lisez l’original ici.

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