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Montage graphique sur le symbole antifasciste des deux drapeaux.
11 novembre 2025

Inquiétante délégitimation de l’antifascisme

La répression des résistances aux tournants autoritaires s’intensifie depuis l’assassinat de Charlie Kirk. En témoignent les menaces de mort à l’encontre de l’historien américain Mark Bray. L’anti-antifascisme sévit en Italie depuis quelque temps déjà, et s’élargit au-delà de l’extrême droite. Pourtant l’antifascisme désigne une expression politique complexe par la diversité des acteurs, lieux, périodes, valeurs et projets de société. Il ne peut être réduit à une « idéologie ».

 

Plus de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’« antifascisme » est sur le banc des accusés, une criminalisation liée bien sûr à la progression de l’extrême droite un peu partout dans le monde. Ces attaques ne peuvent cependant pas être réduites au seul fait de son ennemi héréditaire, elles s’inscrivent dans une délégitimation de longue durée.

De cette promesse de futur transformée en mythe dans l’après-Seconde Guerre mondiale, l’antifascisme s’est vidé, au cours de ces quarante dernières années, de son contenu social, de ses horizons d’attente politiques et de son champ d’expérience, en bref, de sa dimension historique. Au-delà de la criminalisation en acte, c’est bien ce que l’antifascisme représente en tant que conditions pour un avenir souhaitable qui est attaqué de toutes parts. Le départ des États-Unis de l’historien de l’antifascisme, Mark Bray, n’en est que l’une des dernières illustrations.

Professeur à Rutgers University, ce dernier a été contraint de quitter le territoire états-unien avec sa famille début octobre. Il est l’auteur de L’antifascisme, son passé, son présent et son avenir (traduction française pour Lux éditeur, 2018). Depuis l’assassinat de Charlie Kirk le 10 septembre, Bray a été victime de harcèlement de la part de membres de Turning Point. L’organisation de Charlie Kirk a lancé début octobre une pétition pour que celui qu’ils appellent « Docteur Antifa » soit licencié : la pétition le désigne comme un « militant antifa bien connu », présentant ses travaux comme « un manuel de l’antifascisme militant » et avançant qu’« avec la tendance actuelle du terrorisme d’extrême gauche, la présence sur le campus d’un leader en vue du mouvement antifa constitue une menace pour les étudiants conservateurs ». Sur X, Jack Posobiec, « influencer » (quoi que cela veuille dire) d’extrême droite, l’a désigné comme un professeur terroriste de l’intérieur. Le spécialiste du fascisme et de l’antifascisme, internationalement reconnu, a été menacé d’être assassiné devant ses étudiants dans sa salle de cours.

Michael Joseph, président de Turning Point sur le campus de Rutgers, tout en condamnant les menaces de mort à l’encontre de Mark Bray n’en a pas moins déclaré : « Mark Bray est un lâche, fondamentalement. Il pensait pouvoir se cacher derrière ses livres. Il pensait pouvoir se cacher derrière son diplôme et radicaliser des jeunes en toute sécurité depuis sa salle de classe. » La direction de Rutgers University a réaffirmé son engagement à fournir un environnement sécurisé pour enseigner et apprendre, mais la peur s’est installée. Craignant pour sa sécurité et celle de sa famille, Mark Bray a décidé de partir en Espagne, pays dans lequel il est arrivé après une « mystérieuse et suspecte » annulation, de dernière minute, de son embarquement ; une nouvelle intimidation particulièrement inquiétante. Depuis la mort de Kirk, des dizaines de personnes dans les services publics, les universités, les médias ou les services de santé ont été licenciées ou sanctionnées pour leurs publications sur les réseaux sociaux relatives à Kirk ou à l’antifascisme. Le vice-président Vance a appelé la population à la délation et le chef de cabinet adjoint Stephen Miller a annoncé une « guerre totale » contre la « gauche radicale ».

Mark Bray n’est que l’une des nombreuses victimes de la guerre que Donald Trump et sa garde rapprochée ont décidé de lancer contre ce qu’ils nomment « les fous de la gauche radicale », en réalité, pointant celles et ceux, femmes, hommes, associations, organisations qui s’opposent aujourd’hui au tournant autoritaire, en offrant des armes à la critique et à la mobilisation. Les quelque 7 millions de manifestants du No Kings Day n’ont-ils pas été présentés par les membres du gouvernement Trump comme des « personnes payées pour être là » et de « dangereux terroristes, immigrants illégaux et criminels violents » ?

Qui est l’ennemi ?

L’assassinat de Charlie Kirk a fourni le prétexte pour accélérer les politiques répressives aux USA. Le 22 septembre, Donald Trump a déclaré hors-la-loi le « mouvement Antifa », le décrivant comme un « réseau de terroristes d’extrême gauche qui visaient à renverser le gouvernement américain ». Il avait déjà tenté de le faire en 2020 après les mobilisations qui ont fait suite à la mort de George Floyd. À l’époque, le directeur du FBI, Christopher Wray, lui avait rétorqué qu’« Antifa » ne remplissait pas les critères pour être désigné comme une organisation terroriste. Un cadre juridique piétiné aujourd’hui.

La dénomination « Antifa » ne renvoie à aucune organisation précise, comme l’écrivait le philosophe Ben Burgis, lui aussi professeur à Rutgers, il s’agit d’un « terme fourre-tout » qui entend « condamner un ensemble vague d’acteurs à un sort incertain ». Désigner « Antifa » comme un « réseau terroriste d’extrême gauche » vise donc essentiellement à criminaliser les opinions de celles et ceux qui s’opposent à la politique menée par Donald Trump et son gouvernement.

Le 25 septembre, le président des États-Unis a signé le décret de sécurité « Lutte contre le terrorisme intérieur et la violence politique organisée (NSPM‑7) ». Alors que plus de 75 % de la violence politique aux USA depuis 2001 peut être attribuée à l’extrême droite, le décret part de la prétendue augmentation de celle d’« antifascistes autoproclamés ». La violence politique y est définie comme « l’aboutissement de campagnes sophistiquées et organisées d’intimidation ciblée, de radicalisation, de menaces et de violences, conçues pour réduire au silence les opinions opposées, limiter l’activité politique, influencer ou orienter les décisions politiques et empêcher le fonctionnement d’une société démocratique ». Sur cette base, le décret prévoit qu’il « est nécessaire de mettre en place une nouvelle stratégie de maintien de l’ordre qui enquête sur l’ensemble des participants à ces conspirations criminelles et terroristes — y compris les structures organisées, les réseaux, les entités, les organisations, les sources de financement et les actes sous-jacents qui les soutiennent ».

Le décret propose d’instaurer une surveillance « préventive » pour enquêter, poursuivre et dissoudre tout groupe ou individu soupçonné de planifier une « violence politique » avant même qu’il ne passe à l’acte. Mais qui sont ces antifascistes ? Selon le même décret de sécurité, ceux et celles qui « prêchent » : « l’anti-américanisme, l’anticapitalisme et l’antichristianisme, le soutien au renversement du gouvernement américain, l’extrémisme en matière de migration, de race et de genre, et l’hostilité envers ceux qui ont des opinions américaines traditionnelles sur la famille, la religion et la moralité ». En bref, ce décret étend le pouvoir discrétionnaire des autorités et menace la liberté d’expression et la protection des opinions politiques, transformant en suspects potentiels toutes celles et ceux qui défendent des convictions progressistes.

Cette offensive dépasse largement le cadre des États-Unis. En Europe, l’extrême droite est montée à l’assaut de cette prétendue violence antifasciste. Des rassemblements ont été organisés en l’honneur de l’activiste raciste, homophobe, suprématiste, machiste, fondamentaliste chrétien en Suède, en Espagne, au Royaume-Uni et en France, où des manifestations et des organisations antifascistes ont été récemment interdites ; dans ce dernier pays c’est Nicolas Conquer, représentant des Republicans Overseas, habitué des émissions de CNews, qui était à la manœuvre. Les leaders d’extrême droite se sont livrés à une surenchère verbale, participant à la déferlante de « béatification » de Charlie Kirk venue des USA et à la criminalisation de l’antifascisme. En Espagne, Santiago Abascal, leader de Vox, a affirmé le 14 septembre : « ils ne nous tuent pas parce que nous sommes fascistes ; ils nous qualifient de fascistes pour nous tuer. » Tandis qu’André Ventura (Chega, Portugal) dénonçait « l’incitation à la haine » de la part de la gauche. En ce qui concerne Marion Maréchal Le Pen, elle a évoqué une « gauche radicale qui souhaite une guerre civile ».

Aux Pays-Bas, le 18 septembre dernier, le parlement a accepté une motion proposée par l’extrême droite de Geert Wilders, demandant au gouvernement de classer « Antifa », dont les organisations sont accusées de « menacer des politiciens et d’intimider des étudiants et des journalistes en faisant usage de violence », comme une organisation terroriste. Cinq jours plus tard, les partis européens rassemblés dans le groupe des Patriotes ont présenté une motion allant dans le même sens ; ils n’en sont d’ailleurs pas à leur coup d’essai, puisqu’ils avaient déjà déposé un texte deux ans auparavant, défendant la même ligne.

Cependant c’est en Italie et en Hongrie, pays aux gouvernements amis, que ces assauts rhétoriques ont pris une tournure plus concrète. Dans la Péninsule, Giorgia Meloni et son parti ont immédiatement instrumentalisé l’assassinat de Charlie Kirk. La Présidente du Conseil a repris l’une de ses narrations privilégiées, qu’elle avait d’ailleurs utilisée lors de son discours d’investiture, pointant du doigt la prétendue violence antifasciste pour mieux blanchir son milieu politique : « La haine et la violence politique sont de nouveau une réalité alarmante », a-t-elle affirmé deux jours après l’assassinat de Charlie Kirk. « Je viens d’une communauté politique qui a souvent été accusée, à tort [sic !], de répandre la haine et qui a été accusée, figurez-vous, par ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, se taisent, minimisent, voire justifient ou célèbrent le meurtre. » Une famille politique, est-il nécessaire de le rappeler, plongeant ses racines dans le Ventennio fasciste et le néofascisme, responsable, dans l’après-guerre, de divers attentats terroristes, notamment à Piazza Fontana à Milan (12 décembre 1969 : 17 morts et 88 blessés), à Piazza della Loggia à Brescia (28 mai 1974 : 8 morts et 102 blessés) et à la gare de Bologne (2 août 1980 : 85 morts et plus de 200 blessés).

Sur proposition de Fratelli d’Italia (FdI) le Parlement italien a même organisé, le 23 septembre dernier, une commémoration de l’activiste d’extrême droite, participant à sa « martyrisation » internationale. C’est, sauf erreur, le seul parlement d’Europe à être allé aussi loin, faisant de Charlie Kirk (un « homme, fils, mari, père, chrétien », selon les déclarations d’un député FdI) un « martyr de la liberté ». Au service de ces déclarations, le dossier élaboré par le Bureau d’études de la Chambre et du Sénat de Fratelli d’Italia, intitulé « Qui souffle sur le feu de la haine politique », recense 28 épisodes de « violence politique » contre l’extrême droite italienne de 2022 à aujourd’hui, dont des déclarations, des slogans et des banderoles considérées comme « dangereuses ».

Quant au Premier ministre hongrois, il a inscrit, dès le 27 septembre 2025, les groupes « Antifa » sur une liste d’organisations terroristes. Il a évoqué explicitement le cas de l’eurodéputée italienne Ilaria Salis, détenue pendant plus de quinze mois dans un centre de haute sécurité en Hongrie. Elle risquait onze ans de prison pour avoir prétendument pris part à l’agression de militants néonazis, accusations qu’elle a toujours contestées. La demande de Budapest de lever l’immunité parlementaire de cette élue européenne a été refusée le 7 octobre dernier à une voix près par le Parlement européen. Le vote très serré en dit long sur le renforcement d’une alliance toujours plus solide de la droite et de l’extrême droite, dans ses discours et ses pratiques. Cette guerre politique contre l’antifascisme ne date pas de l’assassinat de Charlie Kirk, dont l’auteur présumé n’a par ailleurs aucun lien avec la gauche ou l’antifascisme, certaines analyses semblent même pencher pour un crime commis par un jeune homme lié à des réseaux qui se situent à la droite du leader d’extrême droite ; une hypothèse qu’avait avancée, on s’en souvient, Jimmy Kimmel et qui a failli lui coûter sa place sur les ondes. Cependant elle prend aujourd’hui une vigueur nouvelle.

Qu’est-il advenu de l’antifascisme ?

Comment en est-on arrivé là ? Comment ces discours sur l’antifascisme sont-ils non seulement devenus possibles, mais peuvent même passer pour vrais bien au-delà des cercles de l’extrême droite internationale ? La notion d’« anti-antifascisme » est peut-être la mieux à même de saisir le passage d’une narration sur l’antifascisme propagée dès la seconde moitié du XXe siècle par les fascistes et leurs héritiers directs, et celle de la droite qui en a facilité la diffusion à large échelle[1]. Pendant la guerre froide, déjà, l’« antitotalitarisme » avait remplacé l’antifascisme « pour “immuniser” le prétendu “monde libre” : le communisme était interchangeable avec le fascisme et tous les détracteurs de la société de marché et de la démocratie libérale étaient des ennemis totalitaires[2] ». Une narration qui s’est peu à peu installée d’autant plus aisément que le totalitarisme était devenu un synonyme de communisme, lui-même réduit à sa dimension criminelle (déportation, goulag, massacres) en occultant totalement sa dimension émancipatrice. L’antifascisme a été ramené à un « puissant instrument idéologique de propagande » et assimilé à un esprit totalitaire, antidémocratique et terroriste.

L’horizon de légitimité de l’anti-antifascisme n’a cessé de s’élargir, favorisé par l’éloignement des faits, la disparition de ses principaux acteurs, l’émergence d’une génération sans expérience directe du fascisme, et la réticence de la culture antifasciste à interroger ses propres tabous, notamment son rapport à l’URSS stalinienne[3]. Dès le début des années 1990, la bataille politique contre l’antifascisme s’est exprimée dans une historiographie révisionniste qui s’est donné « pour but de dénoncer plus que de faire comprendre[4] ». Un tournant derrière lequel se cachait l’alliance des « contre-révolutionnaires rénovés » avec les conservateurs dans le procès aux « processus révolutionnaires » de quelque nature qu’ils soient. Des États-Unis aux pays de l’ancien bloc soviétique, l’histoire des « subalternes » a été au cœur d’un projet culturel et politique d’inversion des valeurs, mené avec diligence et constance. Ainsi, la reductio ad absurdum, dont l’historiographie dite de « gauche », « radicale » ou « militante » a fait l’objet, a justifié non seulement l’oubli des études et interprétations sur l’antifascisme, mais aussi le déni revendiqué de ce que l’antifascisme a représenté et de ce qu’il a encore à nous dire. Ernesto Galli della Loggia, aujourd’hui à la tête de la commission de révision de l’enseignement supérieur mise en place par le gouvernement Meloni, résume cette option politique d’une phrase : « Si le fascisme est violence, illégalité et suppression de la liberté, son antithèse n’est pas l’antifascisme, mais la démocratie. »

La délégitimation de l’antifascisme n’a donc pas seulement été le fait des héritiers directs du fascisme, elle a aussi été adoptée par un aréopage large de la droite d’autant plus aisément qu’elle fonctionnait de pair avec les politiques austéritaires et la nécessité subséquente du « retrait des classes populaires de l’échange politique[5] ». Ainsi, selon un rapport daté de mai 2013 sur la zone euro, publié par la société financière J. P. Morgan, les Constitutions issues de la lutte antifasciste et sur lesquelles « les partis de gauche » avaient exercé une « forte influence » étaient l’une des causes structurelles des crises qui frappaient les pays du Sud. Ces Constitutions, poursuivait le rapport de la société incriminée par le gouvernement US dans la crise des subprimes, avaient pour principale faiblesse : « des exécutifs faibles, des États centraux faibles comparés aux pouvoirs des régions ; une protection constitutionnelle des droits des travailleurs ; des systèmes politiques basés sur le consensus qui favorise le clientélisme ; le droit de protester si des changements non souhaités au statu quo politique sont introduits[6] ».

L’effacement des racines antifascistes, des fondements, des bases, des conditions politiques, sociales et culturelles de la lutte menée contre le fascisme, et le renversement de sa signification a été une stratégie réfléchie, cohérente et planifiée. Ainsi, le révisionnisme, qui faisait encore l’objet de nombreux débats il y a quelques années, semble, aujourd’hui, être en passe de remporter la partie[7].

La « coulée brune[8] » actuelle n’est pas un accident, mais un processus d’hégémonie graduelle que l’extrême droite essaie de consolider à la fois par des politiques coercitives et la recherche d’un consentement actif (Antonio Gramsci ne définissait-il pas l’État moderne comme une hégémonie cuirassée de coercition[9] ?). L’Heritage Foundation qui a élaboré le Project 2025, ne l’a-t-elle pas mise au cœur de la « seconde révolution américaine qui restera sans effusion de sang si la gauche le permet [10] » ? L’éducation y revêt une importance majeure. Comme l’écrivait l’historienne Ruth Ben-Ghiat, « ils ne se contentent pas de restreindre la liberté intellectuelle et de modifier le contenu des enseignements pour renforcer leurs agendas idéologiques, mais cherchent également à transformer les établissements d’enseignement supérieur en lieux qui récompensent l’intolérance, le conformisme et d’autres valeurs et comportements exigés par les régimes autoritaires ».

En Italie, depuis le début des années 2000, la droite italienne alliée aux « petits enfants de Mussolini[11] » s’est régulièrement engagée dans la surveillance des manuels scolaires, accusés de biais idéologiques. Cette tendance s’est récemment matérialisée par des attaques contre le manuel d’histoire contemporaine, Trame del Tempo, rédigé entre autres par l’historien Carlo Greppi, jugé « offensif », « partisan », « bourré de haine ». Pour ne pas parler des récentes prises de position de la ministre de la famille Eugenia Rocella qui a déclaré que les voyages d’études à Auschwitz (rebaptisés avec mépris par la ministre en « balades scolaires ») « avaient été encouragés et valorisés » parce qu’ils « permettaient de répéter que l’antisémitisme était une question fasciste un point c’est tout », en bref, un « vecteur d’endoctrinement antifasciste ». À cela s’ajoutent les nouvelles indications pour l’enseignement de l’histoire dans les écoles primaires et secondaires diffusées en mars de cette année, dont l’ambition est d’aboutir à une réécriture des manuels scolaires, en piétinant allégrement la liberté d’enseignement garantie par la Constitution. Ces prescriptions, non contentes d’affirmer en ouverture que « seul l’Occident connaît l’histoire », insistent sur le rôle de l’histoire développé par le gouvernement Meloni consistant à en faire un instrument de formation de « l’identité des futurs citoyens », tout en encourageant « un jugement moral sur le passé ».

Aux États-Unis, l’affaire Mark Bray s’inscrit dans une répression toujours plus violente des analyses, des recherches et des idées critiques. L’historien soulignait d’ailleurs lui-même au New York Times : « Mon rôle dans tout ça est celui de professeur. Je n’ai jamais fait partie d’un groupe antifa, et je n’en fais pas partie actuellement. » Et il ajoutait : « Je me considère comme antifasciste dans la mesure où je suis contre le fascisme, mais je ne fais partie d’aucun de ces groupes. » S’en prendre aux enseignants, selon le président de l’American Federation of Teachers, c’est s’en prendre à celles et ceux qui « transmettent des connaissances, y compris des compétences en pensée critique, qui préparent nos enfants à leur avenir » ; c’est s’en prendre aux « piliers du mouvement ouvrier, dont le but est de défendre les aspirations des familles ouvrières[12] ». Dans le cadre de cette guerre culturelle, c’est à America 250 Civics Coalition, qui bénéficie du soutien d’une quarantaine d’organisations de l’extrême droite intégriste, qu’a été confié l’objectif de « restaurer la vitalité de l’esprit américain » et « mobiliser les jeunes vers une citoyenneté active et éclairée », en supprimant les « aspects négatifs » de l’histoire américaine, à commencer par l’esclavage et les discriminations raciales qui doivent disparaître des programmes de cours et des expositions.

Entre-temps, des États républicains, tels que la Floride, ont adopté des programmes scolaires obligatoires axés sur le patriotisme, le respect des institutions et la célébration de la culture américaine occidentale. Des mesures renforcées par l’influence de structures privées, comme la Prager University Foundation, financée par les frères Wilks, magnats du pétrole, et dirigée par Marisa Streit, ancienne agente des unités de renseignement de l’armée israélienne ; la Prager U diffuse sans accréditation ses produits, notamment des vidéos « pédagogiques », dans les écoles de Floride pour contrer les programmes d’enseignement présentés comme « gauchistes » ; on notera en particulier le dessin animé sur Christophe Colomb dans lequel ce dernier explique aux enfants que, finalement l’esclavage, ce n’était pas si mal.

« Siamo tutti antifascisti »

La destruction de l’antifascisme joue un rôle fondamental dans cette grande révision culturelle, parce que l’antifascisme est au cœur d’un combat pour l’égalité, la liberté, la justice sociale et l’émancipation et parce que son histoire est un « exemple vivant », un « idéal de chair » de l’action d’hommes et de femmes qui se sont engagés et qui ont eu un impact sur la vie de centaines de milliers de personnes, de celles et ceux qui ont pu expérimenter dans leur chair le fait que, comme l’écrivait le socialiste révolutionnaire Emilio Lussu, « si la peur est contagieuse, le courage l’est aussi ». Il n’y a pas de consensus sur la définition de l’antifascisme, à moins de s’en tenir à l’idée générale selon laquelle le fascisme s’oppose à l’humanisme des Lumières et à ses valeurs universelles. Le fascisme ne remet-il pas au goût du jour le combat contre la défense des libertés démocratiques ?

L’antifascisme désigne une expression politique complexe, non unitaire et plurale par la quantité et la diversité des acteurs, des lieux, des périodes, des traditions politiques et idéologiques et subséquemment des valeurs exprimées et des projets de société contradictoires, voire incompatibles[13]. Il ne peut donc être réduit, comme c’est le cas aujourd’hui bien trop souvent, à une « idéologie ». Il varie dans le temps et dans l’espace et sa définition change selon les programmes politiques et le répertoire d’action collective mobilisés. Il est aussi fonction de sa relation dynamique avec le fascisme à travers le monde qui en modifie le sens et la portée, mais il ne peut être subsumé dans cette posture négative. Si, comme le souligne l’historien Joseph Fronczak dans un excellent ouvrage sur l’antifascisme mondial, le fascisme émerge le premier[14], il existe un antifascisme populaire sans doctrine préalable ; en d’autres termes, un antifascisme en constante construction avant même que celles et ceux qui s’opposent au fascisme ne s’identifient en tant que tel, avant même qu’ils n’utilisent le substantif « antifascisme » pour désigner ce type particulier de militantisme. En somme, un antifascisme existentiel qui s’apparente à ce que l’historien états-unien Anson Rabinbach nomme « une mentalité » ou « un habitus[15] ».

L’antifascisme constitue ainsi bien une aspiration des classes populaires vers l’unité qui, de fait, traverse toute son histoire[16]. L’antifascisme émerge d’un siècle de luttes globales contre le fascisme et « ses possibles permanents ». Max Horkheimer n’écrivait-il pas : « Si vous ne voulez pas parler du capitalisme, alors taisez-vous à propos du fascisme[17] » ? Au cœur même de son combat intégral, de sa nature essentielle, la lutte antifasciste trace l’horizon souhaitable d’une « démocratie authentique, totale, directe ». C’est ce cri qui s’élève aujourd’hui des manifestations rassemblant des millions de personnes un peu partout dans le monde : « Nous sommes tous antifascistes. » Mieux que tout commentaire supplémentaire, le poème du poète de 1937 péruvien César Vallejo donne le sens profond de l’actualité de l’antifascisme et des craintes qu’il suscite : « La bataille finie et mort le combattant, est venu à lui un homme qui lui a dit : “Ne meurs pas, je t’aime tant !” Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir. […] L’entourèrent des millions d’individus, implorant d’une seule voix : “Frère, ne nous abandonne pas !” Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir. Alors, tous les hommes de la terre l’entourèrent. Le cadavre les regarda tristement, accablé. Il se leva lentement, serra dans ses bras le premier homme ; se mit à marcher…[18]. »


Stéfanie Prezioso, AOC, 5 novembre 2025; Presse-toi à gauche, 11 novembre 2025.

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