Incertaine indépendance: entre usages marketing & menaces du marché
Liberté d’expression & censure économique : ouvrir les yeux, ouvrir le débat
Paru en janvier 2021 en Amérique du Nord et en mars 2021 en Europe, Le Luxe de l’indépendance est riche des travaux que Julien Lefort‑Favreau a déjà consacrés au monde de l’édition contemporaine1. Dans un ouvrage bref, l’auteur met en perspective la notion d’indépendance dans le champ éditorial québécois et français. Ce livre s’inscrit dans une série de colloques et de travaux universitaires qui analysent la place des maisons d’édition dans l’écosystème de la littérature contemporaine2, qui tâchent de définir l’indépendance, d’en cerner les usages et les valeurs3. Il participe également au mouvement actuel de cartographie de l’édition contemporaine4.
Le Luxe de l’indépendance est un ouvrage engagé qui invite à un véritable débat de société, qui « prend position de manière tranchée sur certains enjeux spécifiques ». Ce n’est pas « une somme érudite obéissant à une absolue neutralité axiologique » (p. 11). Il résulte de ce choix méthodologique un livre partagé entre un traitement descriptif et un traitement normatif de la notion d’indépendance. En montrant les liens qui existent entre les contraintes économiques qui pèsent sur le monde du livre, la vie des idées et l’extension du domaine du dicible et du pensable, J. Lefort‑Favreau attire notre attention sur la précarité de la liberté d’expression en contexte capitaliste. Selon lui, « il ne sert à rien de défendre la liberté d’expression et la liberté de création sans garantir l’indépendance et la pérennité des moyens de production » (p. 152).
Après de premières « tentatives de définition » (chap. 1), J. Lefort‑Favreau passe en revue des situations exemplaires de l’utilisation de la notion d’indépendance. Les maisons d’édition étudiées sont majoritairement situées en France métropolitaine : Actes Sud (« Le miroir aux alouettes de l’indépendance », chap. 2), La Fabrique (« André Schiffrin et Éric Hazan, emblèmes d’une radicale indépendance », chap. 4) et P.O.L (« P.O.L : avant‑garde et compromis », chap. 5). Si le territoire québécois ne bénéficie pas d’études de cas aussi poussées, un dernier chapitre lui est réservé (« L’éditeur liminaire : paradoxes du marché éditorial québécois », chap. 6).
Configurations de l’indépendance
Définir l’indépendance ?
Dans le premier chapitre, en dialoguant avec Jérôme Vidal, Sophie Noël, Tanguy Habrand ou encore Rachel Noorda, J. Lefort‑Favreau esquisse des « tentatives de définition ». Il rappelle que l’indépendance est souvent définie « par la négative » (p. 17), par opposition aux conglomérats médiatiques. C’est aussi « une modalité de discours parmi d’autres » (p. 22), permettant aux acteurs de se situer dans le champ éditorial. Souscrivant aux termes de l’analyse sociologique bourdieusienne, J. Lefort‑Favreau dresse un parallèle entre l’autonomisation dans le champ littéraire et la notion d’indépendance dans le champ éditorial. Il fait de l’indépendance « une version politique (voire militante) de la notion d’autonomie » (p. 23), apte à décrire le contemporain sans impliquer de hiérarchisation.
Toutefois, au fil de l’ouvrage, l’auteur ne propose pas tant une définition théorique systématique de l’indépendance qu’une tentative de comprendre les usages et mésusages du terme dans le champ éditorial contemporain. Sa démarche est résolument inductive. Dans le second chapitre, à partir de l’analyse de 172 portraits de la rubrique « Éditeur » du Matricule des anges, il indexe les caractéristiques de l’indépendance telles qu’elles apparaissent dans le discours des principaux intéressés.
En France métropolitaine : du storytelling à l’intervention
À travers trois études de cas (Actes Sud, La Fabrique, P.O.L), l’auteur donne à voir différentes configurations de l’indépendance éditoriale en France métropolitaine. Les cas étudiés feraient émerger deux pôles distincts : le « pôle avant‑gardiste », qui vise à « transformer le monde (et l’édition) », incarné par La Fabrique, et le pôle « contre‑hégémonique », qui « aspire à remplacer le centre — c’est la position d’Actes Sud » (p. 135). P.O.L occuperait une position intermédiaire.
Actes Sud (chap. 2, « Le miroir aux alouettes de l’indépendance ») offrirait un cas paradigmatique de l’usage de la notion d’indépendance dans une logique de branding : l’indépendance y est purement discursive. Quoique Françoise Nyssen adopte tous les éléments de langage qui renvoient à l’édition indépendante, la maison a depuis longtemps perdu les caractéristiques économiques et structurelles d’une petite maison d’édition. L’intérêt majeur de l’analyse de J. Lefort‑Favreau réside dans la prise en considération de la trajectoire de la maison sur le temps long : « Actes Sud prouve que l’indépendance est une donnée de base dans l’établissement d’une entreprise éditoriale, une désignation qui reflète avant tout la position de départ d’un éditeur, plus que sa trajectoire complète » (p. 59). L’auteur propose de parler de maison d’édition « indépendante émérite » (p. 60).
Le chapitre 4, « André Schiffrin et Éric Hazan, emblèmes d’une radicale indépendance », reprend et condense l’article que J. Lefort‑Favreau avait consacré à La Fabrique en 20195. Cette maison remplit tous les critères de ce que Sophie Noël nomme un « éditeur critique indépendant6 ». La Fabrique incarnerait la parfaite adéquation entre indépendance en actes et en paroles. Non seulement La Fabrique est une maison indépendante, mais son catalogue porte un discours normatif sur l’édition et accorde une attention toute particulière aux « conditions économiques de la vie des idées » (p. 98). A. Schiffrin, auteur de L’Édition sans éditeur publié à La Fabrique, devient dans les années 2000 « le porte‑étendard de la cause des éditeurs indépendants » (p. 88).
L’avant‑dernier chapitre est consacré à la maison fondée par Paul Otchakovsky‑Laurens en 1983. J. Lefort‑Favreau y explore une troisième modalité d’existence de l’édition indépendante. Paradoxalement, c’est la dépendance économique (Gallimard est actionnaire majoritaire depuis 2003) qui aurait permis à l’éditeur de conserver une certaine liberté dans l’élaboration de son catalogue : il n’y aurait donc pas de choix exclusif entre autonomie économique et autonomie esthétique. J. Lefort‑Favreau semble ici souscrire au récit que Paul Otchakovsky‑Laurens et ses auteurs font eux‑mêmes du fonctionnement de la maison7. En reprenant un parallèle ébauché par Thomas Ayouti, l’auteur explique que « P.O.L pourrait être considéré comme le pôle moyennement lucratif (voire peu lucratif) de recherche et développement d’un grand groupe de luxe » (p. 122).
Au Québec, une notion fantôme ?
La forme que prend la notion d’indépendance dans le paysage éditorial québécois est abordée dans le dernier chapitre. Ce bref panorama doublé d’une approche diachronique participe à écrire la suite de l’histoire contemporaine du livre québécois qu’avait notamment commencée l’importante Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe siècle8.
La scission entre édition indépendante contre‑hégémonique d’une part et grands complexes éditoriaux hégémoniques d’autre part, qui opère en France, n’existerait pas : le marché est « trop petit pour se scinder » et « publier en français en Amérique du Nord constitue en soi un acte contre‑hégémonique » (p. 137). J. Lefort‑Favreau rappelle que le marché éditorial québécois s’est construit dans les années 1970 et 1980 contre la domination française. Une nouvelle génération arrive dans les années 2000, incarnée par des maisons comme Le Quartanier ou Mémoire d’encrier. Elles ne portent pas de discours sur l’indépendance. Si elles mettent bel et bien en avant un certain antagonisme, celui‑ci est dirigé contre la génération antérieure (Boréal ou Écrits des Forges), et non contre les conglomérats.
***
Julien Lefort‑Favreau prend en compte tout l’écosystème du livre, les contraintes politiques, sociales et économiques qui pèsent sur lui et prédéterminent sa circulation ou sa non circulation dans l’espace public. Pour que l’édition indépendante existe, rappelle l’auteur dans le chapitre 3, des librairies indépendantes doivent exister. Or, ces dernières sont soumises d’une part à la spéculation immobilière dans un contexte de gentrification des centres urbains, et d’autre part à la concurrence des plateformes de grande distribution. Quoique fondées exclusivement sur des exemples de librairies québécoises, les analyses de l’auteur sont applicables au territoire français. De nombreuses observations rejoignent en effet celles du sociologue Vincent Chabault pour le cas français9. Dans Le Luxe de l’indépendance, l’auteur démontre de manière convaincante qu’« il y a un lien entre les prix de l’immobilier et la radicalité des idées qui circulent ; la précarité économique des librairies peut mener à un appauvrissement des idées » (p. 64).
Afin de survivre, les librairies ont été contraintes de diversifier leurs activités. Deux tendances s’opposent : la marchandisation d’objets non livresques (il faut « vendre des bougies, vendre son âme », p. 71, pour ne pas mettre la clé sous la porte), et la transformation des librairies en lieux de socialisation (expositions, rencontres, lectures).
Notes
1 Glinoer, Anthony et Lefort‑Favreau, Julien, « Les discours de l’éditeur », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 10, no 2, 2019 ; Lefort‑Favreau, Julien, « Le Mai 68 littéraire de François Maspero : l’éditeur comme relais intellectuel », Études françaises, vol. 54, n° 1, 2018, p. 37‑58. Sa réflexion s’inscrit également dans le cadre du projet de recherche « Une quête pour l’indépendance éditoriale en contexte francophone : discours et pratiques », CRSH, Développement Savoir, 2019‑2021.
2 Thompson, John B., Merchants of Culture: The Publishing Business in the 21st Century, Cambridge, Polity Press, 2010 ; Mollier, Jean‑Yves, Une autre histoire de l’édition française, Paris, La Fabrique, 2015 ; Sordet, Yann, Histoire du livre et de l’édition. Production & circulation, formes & mutations, Paris, Albin Michel, coll. « L’Évolution de l’Humanité », 2021 ; Bessard‑Banquy Olivier, La Vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005, Bordeaux-Tusson, PUB, Du Lérot éditeur, 2009.
3 Noël, Sophie, L’Édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2012 ; Alexandre, Olivier, Noël, Sophie, Pinto, Aurélie (dir.), Culture et (in)dépendance. Les enjeux de l’indépendance dans les industries culturelles, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ICCA », 2017.
4 Songeons par exemple au colloque sur les éditions Verticales qui s’est tenu en 2017 à Paris et à Poitiers (« Éditions Verticales 1997‑2017 : éditer et écrire debout »), ou le colloque prévu en 2022 sur les éditions P.O.L.
5 Lefort-Favreau, Julien, « André Schiffrin et Éric Hazan, emblèmes d’une radicale indépendance », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 10, n° 2, 2019.
6 Noël, Sophie, L’édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, p. 75, cité par Julien Lefort-Favreau p. 94.
7 Motte, Warren (dir.), The Editions P.O.L, Review of Contemporary Fiction, vol. 30, n° 3, 2010. Voir en particulier l’entretien avec Paul Otchakosvy mené par John O’Brien et traduit par Ursula Meany Scott : « A Conversation with Paul Otchakovsky-Laurens », p. 17‑31.
8 Michon, Jacques (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, Montréal, Fides, dont le dernier volume (vol. 3, La bataille du livre. 1960-2000) avait été publié en 2010.
9 Chabault, Vincent, Vers la fin des librairies ?, Paris, La Documentation française, coll. « Doc’ en poche – Place au débat », n° 28, 2014, ou plus récemment : Éloge du magasin. Contre l’amazonisation, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2020.
Julienne-Ista Heiata, Acta Fabula, vol. 23, no 3, mars 2022.
Lisez l’original ici.