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15 juin 2021

(Im)postures de l’indépendance et dépendances éditoriales

Qu’est-ce que l’indépendance ? Face à ce concept désormais creux, vidé de toute sa charge émancipatrice, Julien Lefort-Favreau nous offre un essai revigorant.

Indépendance ; mot-fétiche, partout exhibé sans qu’aujourd’hui personne ne sache à quoi cela renvoie exactement. Lors des confinements successifs, on nous a enjoint à soutenir maisons d’édition et librairies « indépendantes », s’est-on demandé à quoi renvoie le terme ?

Chercheur et professeur de littérature contemporaine, Julien Lefort-Favreau tente de répondre à la question avec Le luxe de l’indépendance [Lux, 2021]. En six chapitres efficaces, il couvre plusieurs aspects de la chaîne du livre. Diversification des points de vue (structures éditoriales et librairies), des territoires aussi : de la France au Québec en passant par les États-Unis. Analysant les postures et les discours, Lefort-Favreau déconstruit de manière rigoureuse les stratégies de nombre de structures éditoriales se revendiquant de cette fameuse « indépendance ».

Le luxe de l’indépendance constitue bonne une entrée pour qui s’intéresserait au monde trop méconnu de l’édition et du livre, un jalon qui prend « appui sur les travaux d’autres chercheurs »[p.11] et chercheuses[1] tout en se situant dans le prolongement des essais d’André Schiffrin, sur lequel nous reviendrons plus bas.

Il ne sera pas question pour l’auteur de nous donner une définition stricte de la notion d’indépendance, le but est plus audacieux ; « en finir avec ce fétiche » brandi comme un « concept-écran » de manière à « envisager {toutes} les stratégies possibles pour susciter l’émergence d’idées radicales, sans dogmatisme »[p.12] et de « réinventer le mariage séculaire entre avant-garde politique et avant-garde poétique… » [p.14]

Des propos qui résonnent fort étrangement avec la ligne que nous tenons, ici, à Littéralutte où nous mêlons littérature exigeante et essais politiques, tant nous avons ce souci de représenter, au mieux, les auteur·ices invisibilisé·es et les maisons d’éditions oubliées. Dans cette démarche nous ne qualifions presque jamais ces dernières d’indépendantes »[2] ; nous préférons plus volontiers parler de maisons ou de structures à « taille humaine ».

Typologie de l’indépendance

Julien Lefort-Favreau propose d’abord d’établir un cadre dans lequel nous pourrions parler « d’édition indépendante »[3], celle-ci ferait partie du marché du livre, tout en en refusant certains codes. De la même manière l’indépendance, pour l’auteur, serait une manière de « bouleverser les codes d’un secteur de l’intérieur. » [p.23]

Ces conceptions ne sont pas sans poser problème car elles excluent, de fait, tout un pan du champ éditorial, les fanzines, les livres auto-publiés, mais également tout ce qui se fait et s’écrit aujourd’hui sur le web littéraire. Ne seront donc prises en comptes, dans cette {exploration} de l’indépendance, que les structures et les agents jouissant de reconnaissance et d’un certain capital symbolique.

Restons-en au cadre délimité par Julien Lefort-Favreau, il y identifie trois « types » d’indépendance éditoriale :

Premièrement, certains discours et pratiques semblent justifier une indépendance esthétique,(…) Deuxièmement, on assiste à des proclamations d’indépendance politique ou idéologique des éditeurs face à l’État, à des groupes de pression, à l’appareil judiciaire. Finalement, l’indépendance se définit directement sur le plan économique et se forme sur la base d’une opposition fondamentale au grand capital. Ces trois tendances ne cessent de s’entrecroiser, finissent même par devenir indiscernables et constituent ce qu’Olivier Alexandre, Sophie Noël et Aurélie Pinto ont fort justement nommé le « récit de l’indépendance[4]».

p. 11

La notion de « récit » est fondamentale, tant le fait de se désigner comme « structure indépendante » permet de légitimer et de valoriser ses productions, stratégie commerciale et marketing commode adoptée par nombre d’acteurs du champ éditorial. Comme pour le green-washing, on pourrait parler d’independence-washing. Pour autant cette question de l’indépendance ne résumé pas qu’à des « discours ». Pour certain·es, il s’agit de pratiques professionnelles, d’enjeux institutionnels et d’une remise en cause des frontières géographiques et symboliques – mais encore faut-il que le discours corresponde aux actes.

Comme le soutient Sophie Noël [citée par l’auteur], ce que l’on appelle communément les « grandes maisons » tendent à négliger la « qualité » de leur production et s’appuient essentiellement sur le capital symbolique [la reconnaissance] acquis par le passé[5]. Dans cette perspective, ce sont les structures « indépendantes » qui apparaissent comme porteuses de cette « qualité » éditoriale, il y a-dès lors « asymétrie entre entre le poids économique et l’importance symbolique des indépendants »[p.99] ou pour le dire autrement, ce ne sont pas celles et ceux qui disposent des plus grands moyens financiers et économiques qui produisent les ouvrages de qualité.

(Im)postures de l’indépendance

L’une des force de ce luxe de l’indépendance est de ne pas se limiter à la théorie, ainsi donne-t-il à voir des exemples concrets au travers notamment d’une analyse des discours tenus par les éditeur·ices se réclamant « indépendant·es », s’appuyant sur les entrevues publiées par le mensuel de littérature Le matricule des anges. Se dégage ce que l’on pourrait appeler une « rhétorique de l’indépendance » avec ses motifs récurrents : l’éloignement de Paris, le refus de céder aux contraintes économiques, à la pression du temps, la mise en valeur d’une pratique éditoriale « artisanale ».

Julien Lefort-Favreau note, à juste titre, que ce discours peut porter des relents de conservatisme, il peut également n’être qu’un discours, ne reflétant pas de réelle pratiques. À ce titre l’analyse que développe Julien Lefort-Favreau au sujet des éditions Actes Sud est exemplaire, retraçant le parcours et l’évolution de ce qui était, au départ, une maison indépendante (selon la typologie décrite ci-dessus) pour devenir le groupe que l’on connaît aujourd’hui.

Sur le plan politique, l’indépendance d’Actes Sud a une valeur nulle ; la maison n’est porteuse d’aucune radicalité idéologique. Sur le plan esthétique, elle n’est plus, et depuis longtemps, un lieu d’innovation.

p. 60

Et d’ajouter que, sur le plan économique, Actes Sud dispose d’un « modèle d’affaires qui ne se limite pas à la vente de livres, s’appuyant notamment sur la bonne vieille accumulation primaire de capital par l’immobilier »[p.58], sans oublier que Françoise Nyssen a occupé le poste de ministre de la culture. Autant d’éléments qui nous arrachent un sourire lorsque Actes sud se présente (ou est présentée) comme l’éditeur-indépendant-de-province. L’auteur opère par ailleurs un parallèle judicieux entre la trajectoire d’Actes Sud et de Verdier, les discours de la seconde maison étant plus en adéquation avec leurs pratiques. Verdier, depuis sa création, n’ayant rien perdu de sa radicalité tant éditoriale, politique que littéraire.

L’analyse du catalogue de Verdier, en revanche, donne à voir une conception politique du livre, visible par la nature des textes publiés, par la mémoire qu’ils portent, par le dialogue qu’ils entretiennent avec la philosophie et la littérature engagée, notamment par le biais des figures tutélaires de Sartre et Benny Lévy.

p. 56

Du politique et du littéraire

Le quatrième chapitre s’intéresse aux éditions de La Fabrique et leur fondateur Éric Hazan et l’éditeur franco-américain André Schiffrin. Les livres de ce dernier sur l’édition et ses mutations, essentiellement publiés à La Fabrique, font figure de référence encore aujourd’hui. Au travers de ces parcours, se dégage des modalités l’indépendance éditoriale, La Fabrique/Hazan et André Schiffrin conçoivent et pratiquent leur indépendance éditoriale de manière différent, divergence qui relève d’abord de positionnements politiques.

Éric Hazan et les éditions de La Fabrique s’inscrivent dans une indépendance « radicale et subversive», dans leur discours et l’image construite autour d’eux du moins. Classé à l’extrême-gauche parfois même à l’ultra-gauche, l’éditeur ouvre son catalogue à une multitude de courants et de voix – parfois contradictoires. Ce qui, sans que l’auteur ne le note, peut relever d’une stratégie visant à atteindre l’ensemble du lectorat se réclamant de la frange politique visée. Inclassable, La Fabrique ne correspond pas à « l’étiquette d’éditeur de sciences humaines ou celle d’éditeur universitaire »[p.90], ses livres se veulent avant tout politiques.

André Schiffrin, quant à lui, se « situ[ait] plus près du centre (…) sur l’échiquier politique.» Son indépendance éditoriale, il l’a tenait avant tout des « dons de la bonne société libérale de New-York »[p.103], il militait également pour une participation des instances publiques dans le champ éditorial. Ce dernier point le rapprochait de celui des éditions de La Fabrique, puisque ces dernières bénéficient de subventions publiques, qu’il s’agisse de la DRAC [Direction Régionale des Affaires Culturelles] ou du CNL [Centre National du Livre]. Point que l’auteur évacue assez rapidement, de son point de vue l’octroi de ces subvenions ne signifie pas que la structure serait « dépendante », mais La Fabrique (comme nombre de maisons) joue sur cette alliance entre radicalisme et pragmatisme qui, pour Sophie Noël, caractérise l’indépendance. Pour autant, nous pourrions nous questionner sur le potentiel « subversif» d’une maison que l’État (ses représentants du moins) acceptent d’aider financièrement.

On regrettera tout de même que Julien Lefort-Favreau s’attarde aussi longuement sur La Fabrique et André Schiffrin. Depuis l’émergence de La Fabrique (et même avant), il y a d’autres exemples d’éditions indépendantes non : qu’il s’agisse de Divergences, de Libertalia, Crises et critique, les éditions Sociales, Entremonde, sans oublier l’émergence de structures telles que Hobo diffusion qui effectuent un travail nécessaire dans le champ éditorial participant, à leur manière, au «mariage séculaire entre avant-garde poétique et avant-garde politique »[p.96] que « célèbrent » les éditions de La Fabrique avec Nathalie Quintane, publiée également par les éditions P.O.L. La transition est toute trouvée, puisque le chapitre 5 concerne ces éditions.

D’abord indépendantes, les éditions P.O.L[6] sont détenues depuis 2003 à hauteur de 88 % par le groupe Gallimard. Pour autant cela n’empêche pas la structure de disposer d’une marge de manœuvre, ainsi toute la stratégie de P.O.L peut être résumée par le titre du chapitre qui lui est consacré « avant-garde[7] et compromis ».

La position actuelle de P.O.L rappelle le modèle de gestion (ancien) de certains grands groupe lorsqu’ils acquerraient des éditeurs indépendants mais prestigieux ; n’exerçant pas de trop fortes pressions économiques. Concernant cette acquisition, l’avantage pour Gallimard est double, d’une part cela permet au groupe de jouir du prestige de P.O.L, la maison étant garante d’une qualité éditoriale certaine [avec des écrivain·es tel·les que Liliane Giraudon, Pierre Alféri ou Nathalie Quintane…etc.], le profit, pour Gallimard est également économique, puisque P.O.L a dans son catalogue des écrivain·es commerciaux et commerciales – que l’on pense à Emmanuel Carrère [8]. ou Marie Darrieussecq[9], pour ne prendre que ces deux exemples. Selon une analogie des plus subtiles, Julien Lefort-Favreau écrit :

P.O.L pourrait être considéré comme le pôle moyennement lucratif (voire peu lucratif ) de recherche et développement d’un grand groupe de luxe.

p.122

Une lecture nécessaire

Bien évidemment cet article ne vise pas à l’exhaustivité, il y a plusieurs points que je n’ai pas évoqué concernant Le luxe de l’indépendance qu’il s’agisse de la manière dont se structure le champ éditorial au Québec avec des maisons telles que Mémoire d’Encrier (portée par Rodney Saint-Éloi que nous évoquions le mois dernier), ou encore la question des librairies indépendantes, la gentrification des centres urbains et nombre d’autres questions fascinantes que creuse Julien Lefort-Favreau avec pertinence et références.

On peut tout de même s’interroger sur la manière dont Julien Lefort-Favreau envisage l’indépendance, elle reste ancrée dans le marché, dans le capitalisme et l’État, comme nous l’avons vu. Ainsi n’est-il presque jamais question de viser un dépassement du capitalisme ou un affranchissement des institutions (étatiques notamment). On regrettera également que les exemples, pris en France, concernent essentiellement des éditeurs désormais (très) bien placés et disposant d’une forte valeur symbolique. Je crois qu’il eût été plus opportun de donner une plus grande place à d’autres éditeurs qui auraient mérité plus de visibilité. Ces quelques menus reproches que je formule vis-à-vis du Luxe de l’indépendance ne doivent en aucun cas vous dissuader de l’acquérir et de le lire. Quel que soit le sujet, aucun livre ne peut être exhaustif, rares sont aujourd’hui les livres aussi incisifs que Le luxe de l’indépendance.

Références

1 Sophie Noël, Jérôme Vidal, Olivier Alexandre, Aurélie Pinto, notamment.

2 Hormis sur Instagram avec le mot-dièse #éditionsindépendantes qui permet de donner une certaine visibilité à nos articles.

3 Prenant pour référence le travail de Tanguy Habrand, « Indépendance », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Socius. Ressources sur le littéraire et le social, Chaire de recherche du Canada sur l’histoire de l’édition et la sociologie du littéraire, Université de Sherbrooke.

4 Olivier Alexandre, Sophie Noël et Aurélie Pinto (dir.), {Culture et (in)dépendance. Les enjeux de l’indépendance dans les industries culturelles}, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ICCA », 2017, p. 10.

5 Sophie Noël, {L’édition indépendante critique : Engagements politiques et intellectuels}, Villeurbanne : Presses de l’enssib, 2012. Disponible en ligne : https://books.openedition.org/pressesenssib/1104.

6 Rappelons que le nom de la maison correspond à l’acronyme de son fondateur : Paul Otchakovsky-Laurens.

7 Je ne suis, pour ma part, pas à mon aise avec ce concept d’avant-garde, je ne l’utilise ici que dans la mesure où je rends compte des propos de l’auteur.

8 J’ai esquissé les contours de son écriture marchande, ici

9 Voir l’article de Cécile Dutheil de la Rochère dans En attendant Nadeau.

Ahmed Slama, Littéralutte, 15 juin 2021.

Lisez l’original ici.

 

 

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