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25 avril 2019

«Gravité»: Billy Wilder en plan d’ensemble

Le critique de cinéma Emmanuel Burdeau a étudié l’œuvre de Billy Wilder, en a exhumé des constantes, un certain usage de la langue, la musique, l’Histoire ou la profanation, puis a organisé cette matière foisonnante en plusieurs chapitres édifiants. Gravité est une somme de détails, d’analyses et d’anecdotes qui éclaire d’un jour nouveau l’un des géants du septième art.

D’abord, quelques rappels. Billy Wilder a été l’un des premiers réalisateurs-scénaristes. Il a longtemps travaillé avec Charles Brackett, avant de s’acoquiner avec I.A.L. Diamond, deux binômes depuis devenus fameux. Il fut influencé par Ernst Lubitsch, avec qui il collabora : à la légèreté du maître répondirent en différé le cynisme et la lourdeur de l’élève. Emmanuel Burdeau évoque ces différents aspects du cinéma wilderien, mais décide d’ouvrir son bouquin par deux séquences a priori antinomiques : le corps flottant de Joe Gillis dans la piscine de Boulevard du crépuscule et la jupe soulevée de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion. Voilà la gravité (au sens physique) chère à l’auteur déjà mise en exergue. On comprendra bientôt que ce travail d’exégèse contribue en sus à réhabiliter des films considérés comme mineurs. La Vie privée de Sherlock Holmes ou Un, deux, trois sont réexaminés avec la même assiduité que Boulevard du crépuscule ou Assurance sur la mort.

Très vite, Gravité révèle ses premières vérités : Billy Wilder a des obsessions, recourt à des résonances autobiographiques, possède une manière toute personnelle de raconter l’Histoire. Combien de plans de jambes, de chevilles, de béquilles, de fauteuils roulants ? Pourquoi cet attrait pour le poids d’une mouche dans L’Odyssée de Charles Lindbergh ou d’une femme dans Avanti! ? Quid de l’invalidité perçue dans Assurance sur la mort ou Irma la Douce ? Et de cette circulation plurielle ? Les véhicules, les trains, l’argent, le « circulation builder » du Gouffre aux chimères, les identités de Certains l’aiment chaud ou Irma la Douce… Les questions de la mort et de la profanation guident également la réflexion d’Emmanuel Burdeau : tombes, cercueils (y compris de singe), corbillards, assassinats, manoir confondu avec un mausolée alimentent plus que de raison la filmographie wilderienne. À tel point d’ailleurs que Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, dans 50 ans de cinéma américain, noteront une prolifération de scènes macabres dans les derniers films de Billy Wilder.

Peut-être parce qu’il fut danseur mondain et épousa la chanteuse Audrey Young, Wilder plaça la musique au centre de ses films. On ne cesse d’y fredonner, siffloter, chantonner… Dans Stalag 17, la résolution du drame a lieu sur fond de chants de Noël. Dans Certains l’aiment chaud, on assiste aux pérégrinations d’un saxophoniste, d’un contrebassiste et d’une joueuse de ukulélé. Lorsque Sherlock Holmes siffle Le lac des cygnes, c’est qu’il a résolu une énigme. De la même manière, parce que le cinéaste d’origine polonaise apprit de manière résolue la langue anglaise – notamment via les pages sportives des journaux –, il aurait une appétence avérée pour l’intraduisible, les jeux de mots, les expressions, les subtilités idiomatiques…

La politique chez Billy Wilder est une autre aspérité : La Grande Combine supporte des allusions à la négrophobie et à la bataille pour les droits civiques ; Le Gouffre aux chimères raconte les abjections du journalisme tout en évoquant les autochtones amérindiens ; Uniformes et jupons courts parle de l’armée et de la dualité soldats/enfants ; Un, deux, trois renvoie dans les cordes communisme, capitalisme et nazisme à la faveur d’un même mouvement. Sont aussi évoqués à travers les pages de Gravité l’engagement de Billy Wilder dans l’OWI, son montage du documentaire Death Mills, son traitement humoristique de l’Histoire et sa position en faveur d’une rééducation des Allemands par la fiction, quitte à y glisser ce qu’il faut de propagande, comme dans La Scandaleuse de Berlin. « Être absolument historien et absolument auteur comique est l’exigence du Wilder allemand. Sa morale – car il en a une – est indissociable de cette prétention démesurée. »

Emmanuel Burdeau identifie la sève du cinéma wilderien : « Deux caractères dominent, l’ingénu et l’arriviste. Jack Lemmon d’un côté, Walter Matthau ou William Holden de l’autre. Trois professions l’emportent également : le journalisme, les assurances et le barreau. La psychanalyse, dont on a moins parlé ici, pourrait être la quatrième. » Il se prend à comparer le Nina de Vincente Minnelli et le Fedora de Billy Wilder, pointant « deux cinéastes hollywoodiens en bout de course, deux appropriations, deux femmes et un passage de témoin ». Il questionne aussi un certain rapport au cinéma, alimentant le système interne des films étudiés : « Du visuel, il est (…) question directement dans The Fortune Cookie*, mais aussi dans The Seven Year Itch**. Les deux films partagent la même référence ironique, entre guillemets. Dans le second, le détective évoque le Technicolor parmi les prestations offertes par son dispositif de surveillance. Les autres sont un micro dans chaque pièce, une caméra 16 millimètres et une lentille télescopique. Dans le premier, Helen Sherman remarquait que l’imagination de son mari est assez débridée pour donner lieu à de véritables films tournés en « Technicolor avec son stéréophonique ». Helen avait raison : c’est bien sous la forme de films que se matérialisaient certains délires de son mari. »

Bien que le lecteur puisse parfois ployer sous les détails, Gravité lui permettra d’envisager d’une manière nouvelle, plutôt originale, la filmographie de Billy Wilder. Emmanuel Burdeau en livre une exégèse passionnante, riche en parallélismes et en motifs, de laquelle émergent certaines des obsessions les plus tenaces du cinéaste. En filigrane point une évidence, si déterminante pour la cinéphilie : les plus grands réalisateurs demeurent aujourd’hui encore inépuisables.

*La Grande Combine / **Sept ans de réflexion

Jonathan Fanara, Le Mag du ciné, 25 avril 2019.

Lisez l’original ici.

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