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15 novembre 2021

George Orwell immortel

« On a peine à croire, s’étonnait Simon Leys en 1984, qu’il y a déjà trente-quatre ans qu’Orwell dort dans son petit cimetière campagnard. Ce mort continue à nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin1. »

Plus de 35 ans après le constat de Leys, tout indique que la pertinence de George Orwell demeure inentamée. Les invités de l’émission du 23 septembre 2020 de Plus on est de fous plus on lit, diffusée sur les ondes de Radio-Canada, se demandaient par exemple : « George Orwell est-il le plus grand penseur du XXIe siècle ? » La dernière livraison hivernale de la Revue des Deux Mondes titrait quant à elle « Contre la bien-pensance des intellectuels. George Orwell plus actuel que jamais ». Deux ans auparavant, Le Point, magazine hebdomadaire français, avait déjà sacré celui qui est né Eric Arthur Blair « Le penseur le plus utile pour aujourd’hui ».

L’oeuvre du Britannique est en effet bien utile et beaucoup utilisée. On pourrait d’ailleurs s’en réjouir. Le succès d’une écriture politique, telle que la revendiquait Orwell, repose sur des critères minimaux d’« utilité » sociale et politique. En contrepartie, il est clair que la pensée orwellienne, conséquence collatérale de son pragmatisme, fait aussi l’objet de détournements ponctuels. S’il continue à nous parler avec force et clarté, comme le prétendait Leys, il faut admettre qu’Orwell, de nos jours, le fait très souvent avec la voix de ceux qui se réclament de son héritage pour en dévoyer le sens. Il n’est qu’à observer très sommairement qui le cite pour dégager une tendance incongrue au grand écart idéologique.

Dès 1966, George Woodcock reconnaissait en ce sens, dans The Crystal Spirit, récemment paru sous le titre Orwell à sa guise aux éditions Lux, l’impressionnante hétérogénéité de la cohorte d’admirateurs d’Orwell2. L’inclination à la dissonance, en fait, n’était pas étrangère au principal intéressé. Attribuant d’abord l’oxymore à Swift, Orwell s’était après tout proclamé anarchiste tory.

L’anniversaire de sa mort nous ramène, par l’intermédiaire de nombreuses parutions, le souvenir de cet homme difficilement étiquetable, allergique aux doctrinaires, critiquant le socialisme de l’intérieur et, plus largement, cette « pansy left » déconnectée de la réalité physique. Progressiste conservateur, esprit libre, écrivain engagé, père aimant, défenseur acharné des droits de « ceux d’en bas » : au cours de sa trop courte existence – il meurt en 1950, à 46 ans –, Orwell aura endossé plusieurs habits, même si sa pièce fétiche reste pour toujours son veston de tweed aux coudes rapiécés.

UN ANARCHISTE TORY

Pour commémorer la 70e année du décès du romancier consacré de La ferme des animaux, Gallimard lui offrait les honneurs de sa prestigieuse « Pléiade ». Flammarion rééditait pour sa part, à la fin de 2020, Orwell éducateur3 et Orwell, anarchiste tory4, du philosophe Jean-Claude Michéa. Ces collections d’essais forment, avec La double pensée: retour sur la question libérale, une manière de trilogie orwellienne au travers de laquelle Michéa a abondement réfléchi au legs théorique du célèbre créateur de Big Brother.

Orwell éducateur présente à vrai dire une resucée de questions développées dans Orwell, anarchiste tory. Tirés d’une série de cinq entretiens accordés en 2003 par Michéa au Nouvel Observateur, les textes qu’il renferme abordent tant les raisons du rayonnement hors du commun de l’oeuvre d’Orwell (I), que la timide réception de sa pensée théorique en France (II) ou son scepticisme critique à l’égard des « théologies du Progrès » (V).

Autant de sujets assez vite évacués par un système de scolies et de renvois qui confère à la plaquette une structure « spiralée », selon les mots de Michéa, suivant laquelle Orwell n’est jamais qu’un point de départ pour dévier, par de savants glissements, vers des enjeux qui rapidement le dépassent, le laissant en plan. Pour cette raison, et parce que cette façon de faire s’avère vite fastidieuse, Orwell, anarchiste tory est à la fois plus abouti et d’autant plus appréciable.

La double pensée, la novlangue, le totalitarisme, le socialisme, le pouvoir : les sujets de prédilection d’Orwell ont été nombreux. Nul ne retient davantage l’attention de Michéa toutefois que la common decency, cette éthique spontanée qui dicte à l’homme les qualités (loyauté, absence de calcul, générosité, etc.) nécessaires au maintien du bien commun. Par opposition à l’homme ordinaire des classes populaires, dépositaire de cette décence, l’intellectuel romprait quant à lui avec l’innéité de cette sensibilité morale, en raison des horizons abstraits vers lesquels l’oriente la nature de ses occupations.

Quand des groupes aussi éloignés les uns des autres (conservateurs et anarchistes, socialistes et libéraux, universitaires vieillissants et jeunes écrivains nés déjà vieux) trouvent corroboration à leurs positions dans l’oeuvre d’un même auteur, on peut raisonnablement présumer que quelque chose échappe à chacun d’eux et que ladite oeuvre, considérée comme un tout, est beaucoup plus complexe qu’elle ne le paraît de prime abord.

George Woodcock, Orwell à sa guise. La vie et l’œuvre d’un esprit libre, p. 67.

Cette divergence inspire à Orwell sa conception du socialisme, qu’il scinde en deux mouvements bien distincts dont il faudrait réconcilier les antagonismes, pour peu que cela soit possible. D’un côté, le socialisme ouvrier désire la justice ; de l’autre, le socialisme intellectuel et partidaire souhaite le pouvoir. La faillite du socialisme au XXe siècle tiendrait ainsi, en partie du moins, à ce que le pouvoir corrompt même les plus probes volontés égalitaires.

Sans doute faut-il voir l’aversion d’Orwell envers le progrès technique comme un symptôme phobique à l’égard de l’avilissement de cette décence ordinaire : « [C]ar l’homme ne peut rester humain, écrit-il, qu’en préservant de larges plages de simplicité alors que la tendance d’un grand nombre d’inventions modernes, en particulier le cinéma, la radio et l’aéroplane, est d’affaiblir sa conscience et de diminuer sa curiosité ». En cela, le progrès technique servirait d’anesthésiant intellectuel afin de mettre en place un pouvoir, quel qu’il soit. À l’inverse, la simplicité, spartiate chez Orwell, permettrait plutôt de conserver la tête froide en se gardant de tout embrigadement.

Plusieurs observateurs parmi les mieux avisés ont souligné l’absence de pensée systématique chez George Orwell. Au fil des pages, et en dépit de ce qu’Orwell, anarchiste tory regroupe des essais épars, Michéa réussit pourtant à ramasser en un tout extrêmement cohérent, comme les pièces d’un seul et même casse-tête, de multiples notions développées au fil d’une production foisonnante, aussi bien romanesque qu’essayistique.

Il est, certes, difficile de nier que cette « horreur instinctive devant la mécanisation progressive de la vie », comme l’écrit encore Orwell, et le refus d’un monde absurde où l’innovation tendrait à devenir son propre but, participe [sic] d’une sensibilité qu’il est, en un sens, légitime de définir comme « tory ».

Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, p. 57.

En réalité, Orwell était tout simplement un démocrate radical, partisan, à ce titre, d’un État de droit, capable d’assurer ses fonctions « avec l’efficacité maximum et le minimum de contraintes ».

Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, p. 152.

Dommage qu’avec « Orwell, la gauche et la double pensée », postface indigeste dirigée contre les supposées nouvelles formes de « délire idéologique » de la gauche, Michéa gâche aussi cavalièrement la soupe. Il n’hésite pas alors à plonger dans un même bain de diatribes acides l’antispécisme, le mouvement LGBT, le « néospiritualisme inclusif de l’idéologie du genre », les antifascistes, les Femen ou les écologistes, ces mille et une incarnations de la gauche « fascisante », « totalitaire ».

Masculiniste à ses heures5, le socialiste libertaire a Retenu la leçon d’Orwell l’éducateur, adoptant comme lui le « conservatisme critique ». Or, la critique ici ne convainc guère, notamment parce qu’en l’absence d’arguments, marteler une thèse ne suffit pas à lui donner de la consistance. Le seul fait dont on sort persuadé, à la suite de cette harangue navrante, c’est que Michéa se transforme, au besoin, en anarchiste tourneur de coins ronds, moins tory que réactionnaire.

UN ESPRIT LIBRE

George Woodcock, auteur d’une solide monographie sur l’anarchisme traduite chez Lux il y a quelques années, insiste sur cette dualité de la pensée orwellienne tout au long d’Orwell à sa guise. La vie et l’oeuvre d’un esprit libre, dont la version originale de 1966 a raflé les honneurs du Gouverneur général.

L’homme, qui a bien connu Orwell pour l’avoir fréquenté, entre autres, dans les locaux de la BBC et au sein du Freedom Defence Committee, ne manque pas d’exemples pour étayer le conservatisme de son compagnon : de tendance anarchiste, Orwell condamnera l’antimilitarisme frileux de ses coreligionnaires ; socialiste, il répudiera les staliniens ; partisan d’une politique nataliste, défenseur de l’institution familiale, il verbalisera le souhait d’imposer des sanctions fiscales aux personnes sans enfant et d’adopter la ligne dure contre les tenants de l’avortement ; formé dans les grandes écoles britanniques, ancien élève d’Eton dont il garde un souvenir amer, il se prononcera contre les mystifications de l’éducation, autant publique que privée. Il n’hésitera pas, du reste, à adopter le discours anti-intellectualiste pour dénoncer l’adhésion généralisée – et largement fantasmée – des élites aux idéologies totalitaires.

Par-dessus tout, raconte Woodcock, Orwell était un individu profondément souverain. C’était un électron libre, un renégat irascible et pointilleux. En faisant l’économie de l’éloge et de la complaisance, le portrait qu’il brosse de l’écrivain n’en paraît que plus authentique, plus incarné. En préférant les demi-teintes aux éclats de lumière, il priorise l’homme plutôt que la légende.

Et cet homme en colère carbure aux griefs, nous dit-il, une attitude que seul un esprit affranchi, n’étant soumis à aucune ligne de parti, peut assumer : « Pour Orwell, précise l’universitaire canadien, bien sûr, l’intégrité personnelle et même parfois les caprices personnels ont préséance sur la loyauté politique. Pour cette seule raison, on peut hésiter à considérer l’écrivain comme un militant politique. Par nature, l’animal politique chasse en meute. Le chasseur solitaire, lui, appartient à une autre espèce ». Loup solitaire, Orwell savait que tout n’est pas si bon dans le cochon, et ne se gênait aucunement pour le répéter.

La patiente analyse de l’oeuvre du polygraphe révèle en parallèle sa perméabilité à l’expérience vécue. Orwell se donne pour mission, avec sa prose qu’il souhaite semblable à une vitre transparente, de rendre le plus fidèlement possible la texture de la vie réelle. Il est vrai qu’il a vécu son lot d’aventures et que celles-ci ont souvent dépassé la fiction. Quitte, parfois même, à aller les chercher là où elles se trouvent, que ce soit parmi la « petite démocratie sordide des clochards » londoniens, comme Dans la dèche à Paris et à Londres, ou chez les miniers fourbus par le dur labeur des bassins houillers du Quai de Wigan. Il puise dans ces expériences de terrain sa solidarité intuitive avec les classes populaires et, par-dessus tout, le principe moteur de son écriture. Dans « Pourquoi j’écris », Orwell dira la marque au fer rouge imprimée dans son oeuvre par le sentiment d’injustice et l’urgence de prendre position.

Pour mieux marquer la bêtise qui sous-tend les injustices, afin de mettre en relief ces étranges jeux de pouvoir et de domination auxquels s’adonne la jungle humaine, Orwell recourait volontiers aux métaphores animalières. Ces dernières débordent largement la fable stalinienne de La ferme des animaux. On les retrouve depuis Une histoire birmane jusqu’à 1984. De nos jours, alors que de plus en plus de voix s’élèvent pour scander la nécessité de la décroissance, une phrase comme celle-ci pourrait paraître écrite hier : « L’homme d’aujourd’hui (modern man) ressemble assez à une guêpe coupée en deux qui continuerait à se gaver de confiture en faisant comme si la perte de son abdomen n’avait aucune espèce d’importance ». Pour que la guêpe cesse de jouer à l’autruche, ce genre de mises en garde d’Orwell reste indubitablement d’actualité.

Les essais de Jean-Claude Michéa le rappellent. Orwell à sa guise également, qui constitue non seulement une réussite incontestable, mais aussi, avec Une vie de Bernard Crick, l’un des ouvrages les plus complets à avoir été publiés à ce jour sur le Britannique et son oeuvre. Ensemble, ils ont de quoi maintenir bien vivace l’intérêt pour cet intellectuel résolument champ gauche, quoique les chroniqueurs et les éditorialistes de toutes allégeances s’en chargent déjà fort bien. Même enterré dans son petit cimetière campagnard, Orwell ne prend donc pas vraiment de repos. C’est la rançon de la gloire, en quelque sorte. L’intranquillité est la fortune des immortels.

 

1. Simon Leys, Orwell ou L’horreur de la politique, Flammarion, Paris, 2014 [1984], p. 9 ; 11,50 $.

2. George Woodcock, Orwell à sa guise. La vie et l’oeuvre d’un esprit libre, Lux, Montréal, 2020, 424 p. ; 26,95 $.

3. Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Flammarion, Paris, 2020 [2003], 151 p. ; 32,95 $.

4. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, suivi de À propos de 1984 et d’un inédit, Orwell, la gauche et la double pensée, Flammarion, Paris, 2020 [1995], 325 p. ; 39,95 $.

5. Dans le cadre de ses travaux, Francis Dupuis-Déri a dénoncé sur plusieurs tribunes le masculinisme étriqué de certaines figures intellectuelles de gauche, telles que Jean-Claude Michéa, Michel Clouscard et Alain Badiou en France.

David Laporte, Nuit blanche, no 164, novembre 2021

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