Mais commençons par le livre d’Harsha Walia. C’est un livre magistral, en ce qu’il propose non seulement une synthèse de l’état des lieux (concernant les frontières, il vaudrait mieux parler des lieux de l’État) au niveau mondial ainsi qu’une généalogie des barbelés, ou des murs, si je puis m’exprimer ainsi. En effet, le développement et, aujourd’hui, l’inflation galopante des barrières de toutes sortes dressées contre la mobilité des exploités, trouvent leur origine dans la colonisation et ce qu’Harsha Walia nomme « l’impérialisme de frontières ».
« Frontières et domination, écrit Robin D.G. Kelley dans sa Préface, fait […] subir un choc épistémique à la vieille rengaine qui veut que les États-Unis et le Canada soient des “nations d’immigrants”. Les détracteurs de Trump et des politiques d’immigration draconiennes de son gouvernement [4] soutiennent en effet que la construction de murs et la criminalisation d’honnêtes travailleurs en quête d’un avenir meilleur sont contraires à nos valeurs de descendants d’immigrants. En plus d’effacer les Noirs et les Autochtones et d’occulter le fait que toutes les démocraties modernes sont à l’origine des États ethniques, voire raciaux, ou prévalaient l’exclusion et la xénophobie, le paradigme de la “nation d’immigrants” suggère que la colonisation (européenne) procédait initialement d’un rêve de liberté universelle qui n’a simplement pas été réalisé. Pour Harsha Walia, il s’agit d’un mensonge. Les États-Unis, le Canda et l’Australie n’ont pas été fondés par des pionniers courageux et durs à la tâche aspirant à une vie meilleure et plus démocratique pour tous, mais par la violence de l’expansion capitaliste et de l’idéologie raciale, par des colons armés profitant du soutien de grandes compagnies, par un dispositif d’État colonial, et du capital sous forme de main-d’œuvre enrôlée de force. » (p 10)
Harsha Walia consacre ses deux premiers chapitres aux États-Unis. Elle commence par la « formation de la frontière et […] ses enchevêtrements historiques », c’est-à-dire la construction du pays lui-même, qui s’est opérée par les destructions successives des peuples autochtones, la mise sur pied d’une économie esclavagiste et enfin la guerre de conquête contre le Mexique. Ensuite, elle traite des « guerres intérieures et étrangères des États-Unis » : les interventions incessantes dans « l’arrière-cour » afin de sécuriser les investissements nord-américains et les bourgeoisies compradores locales en installant au pouvoir des militaires formés à « l’école des Amériques » – contre-insurrection, torture, etc. – interventions et régimes dictatoriaux qui ont chaque fois provoqué des vagues d’émigration en direction du nord –, la « guerre à la drogue », à la fois extérieure et intérieure (incarcération de masse [5]) qui a pris le relais, et pour finir les « guerres préventives » d’après le 11-Septembre. Ces guerres ont été accompagnées – voire menées dans le but – de l’« ouverture de marchés » et du « développement », non pas des pays « sous-développés », comme s’en félicitaient FMI et Banque mondiale, mais de l’exploitation à outrance des pauvres – au sein, entre autres, des ZFI, ces « zones franches industrielles », sortes de nouvelles plantations modernisées… « Maquiladoras » au nord du Mexique, usines textiles au Bangladesh, deux exemples parmi beaucoup d’autres de surexploitation d’une main-d’œuvre essentiellement féminine, corvéable et tuable à merci, sans aucune condition de sécurité ni trace d’assurances sociales, le tout pour des salaires ridicules, lorsqu’ils sont versés. L’American (and European) Way of Life est à ce prix – dérisoire.
Après le « modèle » américain (dont je n’ai évidemment donné qu’un aperçu, l’exposé est aussi dense et documenté qu’implacable, et même si vous pensez déjà tout connaître là-dessus, vous serez peut-être surpris en y apprenant encore pas mal de choses, comme cela a été mon cas), Harsha Walia passe à l’Australie et sa « solution Pacifique », puis à l’Europe et sa forteresse… Sur cette dernière, nous reviendrons avec Émilien Bernard. Par contre, il faut s’arrêter sur le « modèle » australien, plutôt méconnu, me semble-t-il, par chez nous.
On sait qu’à l’image des États-Unis, l’Australie est une colonie de peuplement (à base de bagnards expédiés là par Sa Gracieuse Majesté), une colonie pénitentiaire qui a très vite commencé à exterminer les Aborigènes. Après massacre, terra nullius, donc (et d’ailleurs, même avant, puisque les créatures qui vivaient là ne connaissaient ni labourage ni aucune forme de travail, lesquels, comme chacun sait, font la grandeur des nations et leur légitimité à s’emparer de la terre). Bref, après quelques siècles de ce régime, tout allait bien quand de nouveaux barbares, venus d’on ne sait où, s’imaginèrent pouvoir immigrer à leur tour sur le continent. Qu’à cela ne tienne, il suffisait de les empêcher d’accoster. Et pour ce faire, quoi de mieux que de les appréhender bien avant qu’ils arrivent près des côtes, du côté de l’Indonésie ou de la Papouasie Nouvelle-Guinée, par exemple ? Et de les enfermer illico sur place, dans des îles voisines – un petit dédommagement par-ci par-là à des autorités bien contentes de recevoir cette manne, et le tour était joué, pardon, est joué, puisque cette saloperie n’est pas terminée, hein. Des camps – de rétention ? de concentration ? à votre guise, pourvu qu’on ne les voie pas chez nous ! Et pour celles et ceux qui franchiraient tout de même les obstacles jusqu’à la terre qu’ils croient promise (les pauvres naïfs), eh bien, il nous reste bien une ou deux îles, désertes après qu’on les ait bien nettoyées de leurs indigènes, sur lesquelles les parquer… si toutefois on ne les a pas tout simplement renvoyés à leur sort en les empêchant d’accoster, sans se soucier de ce qu’ils deviendront. Et voilà : c’est la « solution Pacifique », soit des « hotspots » le plus loin possible des côtes australiennes, sous-traités par des gouvernements dépendants d’une manière ou d’une autre de celui de l’île-continent.
Ça ne vous rappelle rien ? Alors il faut absolument lire toutes affaires cessantes Forteresse Europe. Je ne sais pas si les Européens se sont inspirés de la politique australienne, mais ça y ressemble beaucoup. Sous-traitance de « l’accueil » (genre rétention/détention etc.) à des pays tiers, hors zone Schengen : Turquie (six milliards d’euros refilés par l’UE au dictateur afin qu’il garde chez lui les réfugiés, syriens surtout, mais aussi afghans, pakistanais, etc.), Libye (si, si, le gouvernement italien a traité directement avec eux, malgré tout ce que l’on sait des horreurs subies par les migrants dans ce pays), Maroc (encore un parangon de démocratie…), etc. Il y des hotspots jusqu’au Niger. L’UE subventionne des pays d’Afrique de l’Ouest afin qu’ils surveillent les départs en coordination avec Frontex, laquelle agence monte en puissance au point de devenir une véritable armée des frontières [6]. Et se répète le sempiternel même scénario : construction de murs et barrières, établissement de camps qui ne sont rien d’autre que des camps de concentration (voir ceux des îles grecques de la mer Égée), « pushbacks » en mer (au prix de nombreuses noyades) ou sur terre – au mépris du propre droit des pays employeurs des miliciens qui les commettent. Bref, on ne va pas continuer cette litanie, ce serait par trop déprimant. Et justement, la grande qualité du bouquin d’Émilien Bernard, qui s’appuie sur une solide documentation « de terrain », puisqu’il a effectué de nombreux reportages un peu partout aux frontières extérieures de l’Europe, c’est, en même temps qu’il donne une description (effrayante, il est vrai) des différentes routes empruntées par les migrants, qui changent au fur et à mesure des nouvelles construction de murs, poses de barbelés et systèmes de surveillance et de détection smart (comme les phones, les cities, etc.), devenant ainsi toujours plus dangereuses et meurtrières [7], sa grande qualité, disais-je, c’est donc qu’il montre 1) que les migrants passent quand même (comme on dit que l’eau finit toujours par passer, quelque barrage qu’on lui oppose – Be Water…) [8] et 2) qu’envers et contre les processus en cours de fascisation des sociétés européennes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui exercent leur devoir de solidarité avec les migrant·e·s. On leur doit au minimum de chaleureux remerciements. Ils nous permettent de croire encore que l’on peut survivre à la traversée des « eaux glacées du calcul égoïste ». Merci également à Émilien Bernard de ce travail à la fois très utile par la somme d’informations réunies et qui réchauffe le cœur en montrant ce que font, par exemple, un réseau comme AlarmPhone tout autour de la Méditerranée, les militants des centres d’accueil (le vrai) près des frontières, et tant d’autres groupes et associations mobilisées contre l’inacceptable.
[1] Première édition en anglais en 2021, traduction française de Julien Besse publiée en 2023, avec une préface de Robin D.G. Kelley et une postface de Nick Estes. « Harsha Walia est une militante et écrivaine basée à Vancouver. Diplômée en droit, elle défend depuis plus de vingt ans la justice migratoire, la solidarité avec les peuples autochtones et la libération du peuple palestinien. Elle a notamment cofondé le groupe de défense des droits des migrants No One Is Illegal. Chez Lux, elle a publié Démanteler les frontières. » (Présentation de l’éditeur.)
[2] « Émilien Bernard est journaliste et traducteur. Cofondateur du journal Article 11, membre de la rédaction du journal CQFD, il a longtemps collaboré au Canard Enchaîné et écrit régulièrement pour Afrique XXI. Forteresse Europe est son premier livre. » (Id.)
[3] On note au passage qu’il avait été bombardé à ce poste par Bernard Cazeneuve, alors sinistre de l’Intérieur. Et qu’il a été débarqué de Frontex suite à l’ouverture d’une enquête de l’Office européen de lutte antifraude. Les médias n’en disent pas plus au moment où j’écris. « Ayant dirigé Frontex près de sept ans et travaillé pour l’État pendant environ trente ans, notamment dans les domaines de la sécurité et de la gestion de l’immigration, cette décision est très cohérente », estime-t-il. On ne lui fait pas dire.
[4] Cette Préface a été écrite alors que Trump était président des États-Unis. Personne ne peut souhaiter qu’il le redevienne, même si cela semble pourtant de plus en plus probable… Cependant, il convient de préciser que les politiques étatsuniennes antimigrants n’avaient pas commencé avec lui. Sans remonter jusqu’à Reagan et à sa « guerre contre la drogue », qui se traduisit, entre autres, par une guerre de contre-insurrection en Amérique centrale, accompagnée d’une chasse aux migrant·e·s latinxs, il faut relever la responsabilité des Démocrates, particulièrement de Clinton : « Pendant [qu’il] ratifiait l’Alena [accord de libre-échange impliquant les Amériques du Nord et du Sud] afin de faciliter la circulation du capital et des biens, le Corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis clôturait la frontière pour empêcher la circulation des personnes. La patrouille frontalière […] a également triplé ses effectifs, devenant à l’époque la deuxième plus importante agence du maintien de l’ordre dans le pays. […] Depuis 1996, le nombre total de décès à la frontière [mexicaine] – qu’il serait plus juste de qualifier de meurtres prémédités […] – s’élèverait à 8 000, sans compter les milliers de disparitions. » (p. 104-105) Quant à Obama, « il a dépensé des milliards pour protéger la frontière et, sous son règne, les budgets des services frontaliers et de l’immigration ont rapidement dépassé la somme totale des budgets de toutes les autres agences fédérales chargées d’appliquer la loi » (p. 117). Avant même l’arrivée de Trump, on comptait plus de 1 000 km de murs et de barrières, 60 000 agents des douanes et de la protection des frontières et 20 000 agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement – service de l’immigration et des douanes]. C’est également Obama qui a « entrepris de punir les familles migrantes », mettant en œuvre « des politiques d’incarcération […] qui ciblaient aussi les enfants, et qui ont ensuite dégénéré en séparations forcées sous Trump. Plusieurs photos d’enfants encagés utilisées pour illustrer la cruauté de l’administration Trump dataient en réalité des années Obama » (p. 118).
[5] Voir Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, trad. française Anika Sherrer, Syllepse, 2017 [2010, 2012
[6] Vous allez me dire que j’ai l’esprit mal tourné, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au Bundesgrenzschutz, la garde frontière fédérale du temps de l’Allemagne de l’Ouest. Après-guerre, il n’était pas trop question de reconstituer des forces militaires et policières conséquentes. Aussi s’était-on rabattu sur cette formation dans laquelle, semble-t-il, pas mal d’anciens militaires et policiers se recyclèrent en attendant des jours meilleurs…
[7] Je n’ai pas le cœur de reproduire ici les statistiques des morts aux frontières, parce que ce sont des statistiques, justement, comme le dit très bien Émilien Bernard qui, chaque fois qu’il donne des chiffres (ils sont terribles) tâche aussi de rapporter des paroles, de donner une voix et un visage aux premi·ère·s concerné·e·s, ce que faisait aussi très bien Camille Schmoll, dans Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée (voir ma recension ici).
[8] Au passage, rappelons-nous la thèse de Wendy Brown qui, dans son livre Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, soutient que « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive. Voir mon compte-rendu de ce livre par ici.
Franz Himmelbauer, Lundimatin, no 416, 19 février 2024.
Lisez l’original ici.