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Photo d'un camp de migrants que l'on retrouve aussi sur la couverture de «Forteresse Europe».
19 avril 2024

«Forteresse Europe» d’Emilien Bernard (Lux). Extraits choisis

Dans cette enquête au long cours, menée des deux côtés de la Méditerranée, le journaliste et traducteur Émilien Bernard montre la réalité des frontières européennes dressées contre ces «indésirables» qui tentent de les franchir. Extraits choisis.

 

Fruit d’un travail au long cours mené sur plusieurs années, Forteresse Europe (Lux editeur) dépeint l’absurde et mortifère écheveau de murs, obstacles et pièges dressés tout au long des routes migratoires, afin de protéger les frontières européennes d’un illusoire péril migratoire.

Qu’il s’agisse de barrières physiques, comme le mur dressé par Orban dès 2015 aux frontières sud de la Hongrie, ou de barrières immatérielles (législatives, idéologiques, administratives…), il s’agit avant tout d’une mise en scène, d’un théâtre frontalier à destination de populations européennes bercées au mauvais vent des xénophobies galopantes, avec des effets concrets terribles sur les personnes en migration – des milliers de morts chaque année, entre flots, déserts et matraques. Au gré des reportages, l’ouvrage navigue du Maroc à Lampedusa, de la Tunisie à Calais, de la Sicile à Marseille, dressant le tableau d’une folie sécuritaire à la fois coûteuse et inutile, tant les dispositifs sont toujours contournés – un mur de 14 mètres de haut appelle une échelle de 15 mètres, rappelait une démocrate hostile au mur de Trump. Alors qu’en France comme à l’échelle de l’Union Européenne cette fortification fait globalement consensus, Forteresse Europe appelle à un changement radical d’approche sur la question – par souci d’humanité et de solidarité, mais aussi de rationalité. Les barbelés ne seront jamais une solution.

 

Des cathos aux No Border

La Roya. Briançon. Calais. Marseille. Paris. Mais aussi Limoges, Hendaye, le plateau de Millevaches, Angoulême, Concarneau, Trifouillis-les-Oies… Autant de lieux hexagonaux où malgré l’inflation et la démesure des murs, malgré la répression et l’aigre du temps, des cohortes militantes s’organisent pour riposter à la forteresse, ouvrent des lieux d’accueil, manifestent contre des lois iniques, montent des actions avec les personnes exilées, s’arrangent pour qu’elles n’atterrissent pas en CRA…

Militant d’AlarmPhone, Florent souligne la multiplicité des engagements : « Quand tu creuses, tu te rends compte qu’il y a une foule de gens impliqués à leur manière. Que ce soit dans les grandes villes ou dans les campagnes […]. Avec beaucoup d’expérimentations et souvent un refus de la centralisation. » Florent n’est pas le seul à le proclamer : le désert exigé par la forteresse n’empêche pas la multitude des soutiens, qui vont de grandes manifestations contre la future loi Darmanin à l’hébergement durable qu’offre mon amie Françoise à de jeunes Guinéens, en passant par les cours de français que donnent bénévolement deux de mes tantes à des personnes exilées ayant atterri dans leur coin paumé des Vosges.

Non, le rouleau compresseur n’a pas tout écrasé. De même que les murs finissent toujours par être franchis, les tentatives d’invisibilisation et d’atomisation tombent sur des os, moins médiatisés et soutenus que les mouvements de sans-papiers dans les années 1990, mais bien réels. Se confronter aux réalités de l’exil en s’engageant aux côtés des premiers et premières concernés permet de vite comprendre que les discours anxiogènes distillés par les politiques et les médias sont une aberration. C’est ainsi que des associations d’obédience plutôt modérée comme Roya Citoyenne ou Tous migrants finissent par mêler des personnes très différentes, réunies par l’envie de ne pas laisser faire, radicalisant leur rejet des politiques européennes au contact des réalités, à l’image du très médiatisé Cédric Herrou. Un mélange hétéroclite de bonnes volontés.

« [Dans ces mobilisations], l’humanitaire, le religieux et le politique se mélangent », estime le chercheur italien Luca Giliberti, qui a rédigé une thèse sur l’accueil dans la région de la Roya[1]. Un constat que l’on peut tirer aussi bien d’expériences comme la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés à Bruxelles que de la multitude d’initiatives collectives qui, à Calais, pallient en partie le grand désert étatique. Plongées dans le bain militant, les personnes qui s’engagent pour la première fois comprennent rapidement que la composante No Border n’est pas ce grand méchant fantasmé que survendent médias et autorité – un peu à la manière dont les manifestants « pacifistes » côtoyant les adeptes du « black bloc » comprennent bien souvent que ces derniers sont des alliés et non des Huns sanguinaires.

Co-autrice de Migrations. Du mépris aux mobilisations solidaires, Chloé Allen parle de « formes de bifurcations radicales » dans les parcours militants : les personnes impliquées dans l’accueil commencent par vilipender l’inaction de l’État, avant de saisir que cette inaction est bien une forme d’action. C’est aussi ce que décrit Mado, salariée du Refuge solidaire de Briançon, qui raconte comment les bénévoles catholiques ou sociaux-démocrates en viennent souvent à revendiquer des formes d’action plus radicales. Le virus No Border, à savoir la revendication d’un démantèlement des murs et des frontières, se diffuse ainsi par lente capillarité, infusant à l’ombre des murs.

Pour décrire ces formes de résistance disséminées partout où la forteresse étend ses tentacules, Giliberti parle de « contre-gouvernance de la gestion migratoire par le bas ». Cela pose des questions. À Briançon, par exemple, certains salariés du Refuge solidaire se demandent parfois s’ils n’entérinent pas les politiques de l’État et de la mairie en s’y substituant. Après tout, cette prise en main citoyenne arrange bien les élus. D’autant que l’ancien sanatorium qu’ils louent depuis 2021 est situé en périphérie de la ville, ce qui contribue à invisibiliser la présence des personnes exilées, qui sans eux dormiraient dans la rue, en plein centre-ville. C’est donc en partie grâce à eux que Briançon maintient sa façade de ville touristique chic, repliée sur elle-même et ses pistes de ski.

Et c’est bien pour cela que les actions politiques, telles que l’occupation de la gare durant l’hiver 2021 ou les grandes Passamontagna organisées tous les deux ans entre l’Italie et Briançon, marche collective franchissant les frontières en compagnie d’exilés, ont une dimen-sion fondamentale. Quant à la fermeture provisoire des lieux fin août 2023, l’afflux étant disproportionné au regard des capacités d’accueil, elle ouvre une nouvelle période de réflexion sur les modalités d’action face aux institutions défaillantes. Fanfaron fini, le maire de la ville a déclaré à cette occasion que « Briançon n’est pas, et ne sera jamais […] le laboratoire d’expérimentation d’une extrême gauche plaidant pour une immigration massive et incontrôlée ». Avec les compliments de la forteresse.

La gauche piégée dans la forteresse

Si la remise en cause radicale des politiques migratoires est omniprésente chez les personnes engagées pour un autre accueil, elle peine à se faire un chemin hors de ces cercles activistes. Alors que l’extrême droite et les conservateurs de tous poils ont fait de la question migratoire le socle de leur offensive, les politiciens dits « de gauche » ou « d’extrême gauche » se montrent frileux sur la question, quand ils ne reprennent pas l’antienne sécuritaire et raciste à leur compte. Qui parmi l’extrême gauche [hors NPA] pour vraiment dénoncer l’Europe forteresse, hormis un lendemain de naufrage médiatisé quand l’heure est aux larmes de crocodile ? Qui pour en faire l’un des points forts de son programme, de son discours ? « Au début des années 1980, quand un régime de rétention spécifique a été créé pour les étrangers en situation irrégulière, cela a suscité d’énormes débats, rappelle Stefan Le Courant. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout discuté, y compris par la gauche[2]. »

La gauche institutionnelle a tant délaissé cette question qu’elle semble enfermée dans la forteresse, muette et passive. À l’image du personnage principal d’une nouvelle fantastique de Marcel Aymé, Le passe-muraille, « un excellent homme qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé », au destin peu enviable : «Dutilleul était comme figé à l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre[3]. »

Bifurquer pour ne pas s’enfermer est d’autant plus impératif que la question de l’impasse stratégique se pose de façon de plus en plus criante à mesure que la vague brune partout se déploie, de la Hongrie aux vertes campagnes bretonnes. Se dérober par peur de s’aliéner l’opinion publique, c’est avaliser cette vision de l’autre (au sens large) comme danger à repousser, indésirable et nuisible à la destinée sans importance.

Quand hurlent les loups et que leur piège se referme, le silence est un aveu de défaite, voire d’alliance. Et ce silence, personne parmi le personnel politique ne semble décidé à vraiment tenter de le briser. Christine Taubira a ainsi réservé à la poésie ses plus belles charges contre les garde-frontières de Bruxelles et d’ailleurs, écrivant son magnifique poème « Vous finirez seuls et vaincus » une fois quittés la sphère du pouvoir et son poste de ministre[4] :

Vous finirez seuls et vaincus, grands éructants rudimentaires

Insouciants face à nos errances sur la rude écale de la Terre

Indifférents aux pulsations qui lâchent laisse à l’espérance […]

Et vos enfants joyeux et vifs feront rondes et farandoles

Avec nos enfants et leurs chants, et s’aimant sans y prendre garde

Vous puniront en vous offrant des petits-enfants chatoyants.[5]

Face à la démission généralisée des politiques, en France comme dans toute l’Europe, l’auteur de L’humanité en révolte, Aboubakar Soumahoro, plaide, lui, pour un changement radical dans la manière d’appréhender les migrations : « On est face à deux discours : d’un côté, certains répètent qu’il faut fermer les frontières, favoriser l’autochtone au migrant avec des formules comme “Prima gli Italiani” (Les Italiens d’abord) ou encore “America first” (L’Amérique d’abord) ; d’autres proposent de ne laisser entrer que “ceux que l’on peut accueillir et intégrer”. Pourrait-on imaginer une solution alternative à ces deux préceptes qui se fondent sur le même paradigme de la peur ? »

La peur. C’est bien elle qui a fini par entériner le silence. Peur de s’aliéner des classes populaires considérées comme foncièrement racistes. Peur de voir les plateaux de CNews se déchaîner en éructations de comptoir. Peur d’aller contre le vent. C’est ainsi que l’extrême gauche parlementaire type France insoumise ne dit rien ou si peu, posant de facto qu’il y aurait des sujets plus importants, à ne pas gâcher en affichant une solidarité impopulaire. La lutte contre la forteresse Europe et tout ce qu’elle porte n’a pourtant rien d’un combat périphérique. Il y est évidemment question d’antiracisme, alors que la xénophobie ne cesse d’enfler en Europe. Autre dimension fondamentale, l’anticolonialisme, tant frontières et visas découlent directement de notre histoire coloniale et impériale. L’opération Wuambushu de l’été 2023 à Mayotte, orchestrée par Gérald Darmanin, avec ses destructions d’habitations au bulldozer et son côté laboratoire exotique de la répression, montre clairement qu’en France on n’en a pas fini avec le colonialisme. Une sorte de double peine historique, en vertu de laquelle les exilés contemporains empruntent le chemin semé de souffrances déposées par les colonisateurs de leurs ancêtres.

Certaines personnes impliquées dans les combats en soutien aux exilés n’hésitent pas à aller plus loin en parlant d’antifascisme. C’est le cas d’Aboubakar Soumahoro, qui rappelle les racines du mal : « Adorno, en étudiant la psychologie du fascisme juste après la Seconde Guerre mondiale, avait observé que l’un des traits de la personnalité autoritaire était l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la conviction d’appartenir à un groupe supérieur qui doit être tenu à l’écart de la contamination culturelle et qui a besoin de construire des frontières et des murs pour se protéger et exclure. »

Quant à Elena, militante d’AlarmPhone, elle fait également le parallèle entre consolidation nationaliste des frontières et fascisme, revendiquant le terme de résistance, convoquant toutes proportions gardées une époque où le héros était le clandestin, l’être humain condamné à l’ombre : « Les gouvernements européens assument de plus en plus de tout faire pour que les gens ne viennent pas chez nous. Non seulement les violenter ou les laisser mourir, mais aussi, comme chez les garde-côtes grecs, être prêts à les tuer. On glisse de ce qu’on appelle le left to die à l’intentionnalité : pour moi c’est l’une des grandes caractéristiques du fascisme. »

 

[1] Luca Giliberti, Une vallée frontalière. Parcours néoruraux, mobilisations sociales et solidarité avec les migrants dans la Vallée de la Roya, thèse de doctorat, université Côte d’Azur, 2020. Ses citations et celles de Chloé Allen sont tirées de « Militer aux frontières : de nouveaux espaces de mobilisation », Cultures monde, France Culture, 27 avril 2023.

[2] Laurent Perez, « L’irrégularité enferme les sans-papiers dans une position de fragilité », CQFD, n o 211, juillet-août 2022.

[3] Marcel Aymé, Le passe-muraille, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000 [1941].

[4] * Notons cependant que parmi le personnel politique dit « de gauche », c’est l’une des personnalités qui a le plus dénoncé les politiques migratoires françaises et européennes. Il n’empêche que lors d’une visite au Refuge solidaire de Briançon, elle a été accueillie par la plus belle banderole qui soit : « Taubira pas d’ouvrir les frontières ».

[5] Gaël Faye et Mélissa Laveaux ont donné de ce poème une vibrante version musicale très recommandée.


Au poste, 19 avril 2024.

Photo: Louis Witter.

Lisez l’original ici.

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