Florent Schoumacher, Dissidences
L’auteur a bien raison ici de parler de traces, un peu comme un paléontologue qui piste d’anciennes traces fossiles. En introduction à son texte, Houle-Courcelles le dit clairement : « Parti de presque rien en 1999 avec quatre ou cinq référence en poche… ». En somme, l’auteur « y est allé au toast1 » comme disent nos cousins québécois ! En effet, il n’est pas évident de cerner l’anarchisme de nos amis du « Canada français », car bien entendu nous n’avons pas affaire à un courant politique majeur du Québec. Le précurseur historique en est Arthur Buies, plus anticlérical et humaniste qu’anarchiste, mais qui va poser les jalons, dès son retour au Québec en 1862, d’un journal d’agitation, La Lanterne, qui sera mis à l’index par le clergé six mois après sa création. C’est l’influence de la Commune de Paris en 1871 qui va avoir un nouvel impact sur le (futur) Québec. En effet, la révolte écrasée, Mac Mahon se demande que faire avec les prisonniers politiques pour éviter la solution peu républicaine du bagne. La solution « canadienne » se présente. Ainsi, pas moins de 3 000 communards traversent l’Atlantique pour rejoindre les rives du Saint-Laurent. L’exil, la nature sauvage forcent bon nombre de ces ex-communards à avoir une propension non négligeable pour les alcools de toutes espèces et ainsi, cette populace va former une « société bruyante et agaçante », selon le consul de France. Nous apprenons aussi très vite que des Canadiens français traversent la frontière pour s’installer en Pennsylvanie et fonder La Torpille, un journal aux accents anarcho-communistes pour les travailleurs de langue françaises du Canada et des États-Unis. Néanmoins, l’implantation au niveau du Canada francophone sera bien plus laborieuse qu’en Pennsylvanie et dans les autres États confédérés des États-Unis. Élisée Reclus traversera également la Belle Province en 1889 et sera d’ailleurs très critique vis-à-vis de la société québécoise, où le clergé est omniprésent.
Tout cela pour dire que l’auteur de ce livre nous amène dans un voyage passionnant d’autant plus « exotique » que nous découvrons ainsi une partie (faut-il le souligner) complètement méconnue du mouvement anarchiste de ce côté-ci de l’Atlantique. Là encore, le « yiddishland libertaire » est très présent2, et on verra l’influence de Juifs de manière assez prégnante dans l’essor (modeste il est vrai) de l’anarchisme au début du vingtième siècle, avec la venue d’Emma Goldman pour une conférence qui fera date dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. On soulignera également l’influence d’un Herschman, également juif, fondant le Folskzeitung dans les années 1912 . L’influence juive sera d’autant plus prégnante qu’en 1912, la première grève générale de l’industrie du vêtement sera déclenchée à la grande majorité (90%) par des travailleurs juifs avec pas moins de 5 000 grévistes. On découvrira en outre des figures inconnues sur le vieux continent, comme Albert Saint-Martin, un marxiste libertaire qui annonce finalement certains thèmes propres à une autre penseur plus connu des européens : Daniel Guérin. On verra enfin un auteur anonyme anarchiste doté d’un certain humour pour signer son texte « Jean Valjean II », un opuscule publié en 1913 sur « la cherté de la vie » (déjà des problèmes de pouvoir d’achat!). Toute cette passionnante aventure dans laquelle nous amène l’auteur, en grande partie soutenue par des « judéo-anarchistes » comme aux États-Unis, va s’achever en 1960 : la fièvre anticommuniste gagne depuis les années 50 les rives du Saint-Laurent, le flambeau de l’anarchisme est alors tenu par des troupes clairsemées qui amènent à la fondation d’une section locale de la CNT à Montréal. On signalera de plus que la collection « Instinct de liberté » est particulièrement soignée et d’un petit format à l’italienne des plus agréables.
1 Ne pas se laisser arrêter par les obstacles.
2 On peut mettre ce point en lien avec l’ouvrage Juifs et Anarchistes des Editions de l’Eclat, dont une contribution est axée sur le Yiddishland libertaire étatsunien. Voir à ce propos la note de lecture de cet ouvrage sur le site.
Florent Schoumacher, Dissidences
Voir l’original ici.