Fiction politique. Edward Bellamy, un visionnaire proche de nous
Ce roman d’anticipation fait partie des œuvres phares de l’utopie, un genre littéraire fréquenté par de nombreux auteurs depuis La République de Platon. Pour Edward Bellamy, écrivain-journaliste né à Boston en 1857 au cœur d’une Amérique post-révolutionnaire aux prises avec ses premières luttes ouvrières et une crise économique sans précédent, l’anti-monde sert tout à la fois de laboratoire à une société idéale et de puissant instrument de critique contre l’individualisme.
L’histoire? Julian West s’endort en 1887 et se réveille en l’an 2000 dans une ville transfigurée, un paradis d’ordre, de bonheur et d’équité. Il atterrit chez le docteur Lette qui lui révèle les fondements de cette société idéale dans un exposé d’une rhétorique implacable. La misère et l’égoïsme propres à la société industrielle de la fin du XIXe siècle ont fait place à l’abondance et à l’égalité grâce à une révolution radicale mettant le désintéressement à l’avant-plan.
Excellent vulgarisateur, Bellamy imagine un monde idéal qui répond à un idéal humaniste séduisant, mais fait aussi frémir aujourd’hui après les terribles dérives communistes du XXe siècle. Il propose une militarisation du travail et un marché unique contrôlé par l’État. S’ensuivent l’abolition des guerres, des salaires et de la législation et une harmonie qui repose sur le volontarisme et la solidarité sans faille d’hommes au pacifisme inné.
Bien que cet âge d’or puisse paraître naïf, l’auteur a le courage d’offrir des solutions crédibles et fonde sa rhétorique sur des images concrètes et évocatrices. On retient celle de l’immense auvent imperméable déployé sur la ville, qui supplée au parapluie individuel et caractérise l’avènement de la société de coopération. Une histoire d’amour se profile aussi entre Julian West et la fille du docteur, avec un mystère révélé au terme de l’oeuvre. Cette rencontre entre deux êtres qu’un siècle sépare illustre le choc des âges et plonge le héros dans une angoisse existentielle qui ajoute une dimension tragique au récit.
C’était demain est un miroir qui nous fait grimacer parce qu’il date de plus de cent ans et qu’il reste tout de même d’actualité. Bellamy avait du cran et de bonnes intuitions quant aux risques courus à la suite de l’avènement de l’individualisme. Quant aux dangers du socialisme, seul notre siècle peut en témoigner.
Des pronostics de nos prédécesseurs à l’état actuel de notre société se révèle la vision d’un progrès tantôt noir, tantôt doré. Orwell a prédit le totalitarisme dans 1984; d’autres, comme Edouard Bellamy, ont imaginé un âge d’or demeuré fictif jusqu’à ce jour. Le retentissement de C’était demain fut cependant considérable dans l’histoire du socialisme, du syndicalisme et des mouvements progressistes américains.
L’intérêt de lire aujourd’hui ce classique américain publié en 1888 tient autant à la prophétie de l’auteur qu’à la comparaison possible entre ses rêves et les nôtres. C’était demain, traduction française de Looking Backward, est offert dans une nouvelle édition présentée par Normand Baillargeon et Chantal Santerre.
Elsa Pépin
Le Devoir, samedi 21 avril 2007
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