«Face à l’état du monde, angoisser est nécessaire»
Entretien croisé avec le philosophe Alain Deneault et l’entrepreneure Flore Vasseur, dont les nouveaux essais tentent respectivement de répondre à cette même question, aussi vertigineuse qu’angoissante : que faire dans un monde qui brûle ?
La coïncidence dit probablement quelque chose de l’ère du temps. Ces dernières semaines, sont parus dans les librairies françaises deux essais dont les titres se font drôlement écho. Le premier, Et maintenant, que faisons-nous ?, publié aux éditions Grasset par l’entrepreneure Flore Vasseur, entend dresser le portrait « d’une France qui cherche les possibilités d’un autrement » pour « ouvrir de nouveaux chemins, pratiques comme spirituels » à propos de la notion d’action.
Le second, plus théorique, est signé du philosophe québécois Alain Deneault. Il s’intitule Faire que ! (éditions Lux) et invite notamment à explorer un nouveau mode d’engagement politique, celui de la biorégion, afin de « sortir de la sidération de l’éco-anxiété ». Pour mieux comprendre les approches respectives de ces deux écrivains, Usbek & Rica les a réunis. Entretien croisé.
Usbek & Rica: À la lecture de chacun de vos livres, on s’aperçoit que la question « Que faire ? » revient aujourd’hui de façon incessante, aussi bien dans le champ intellectuel que dans les conversations ordinaires. Comment l’expliquez-vous ?
Alain Deneault: J’ai travaillé antérieurement sur les paradis fiscaux, les multinationales, les grandes banques. Au fil des années, à force d’intervenir sur ces sujets, je me suis rendu compte que je déprimais. Je crois n’avoir jamais participé à une conférence durant laquelle on ne m’a pas posé la question « Mais qu’est-ce que je peux faire, moi ? », sur un mode dépité. Cette question pouvait être posée de façon plus ou moins désespérée, condescendante, enragée – mais elle était toujours là, en toile de fond. J’avais l’impression d’être devenu un prophète de malheur, au service objectif des pouvoirs que je cherchais à dénoncer.
Alors j’ai fait mon auto-critique. Il m’est apparu que les origines de cette déprime se situaient au stade historique où nous étions dans la critique de la mondialisation néolibérale, dont l’accumulation de témoignages et d’analyses – à laquelle j’ai participé – suffisait pour faire contrepoids à une décennie de néolibéralisme triomphant, durant la décennie 1990. Nous avions peut-être fait le tour de la question. L’heure était venue de passer à un autre régime de discours, plus structurant, plus roboratif, plus stimulant. Il est d’ailleurs frappant de constater que l’expression « Que faire ? » a aujourd’hui quelque chose d’accablé, alors qu’il y a 100 ans, quand elle était posée par Lénine ou Althusser, elle poussait les individus à agir collectivement ! L’heure est venue de repenser cette question pour la rendre à nouveau stimulante.
Flore Vasseur: Pour moi, poser la question « Que faire ? » n’a jamais été accablant. À travers elle, j’ai toujours entendu le cri de quelqu’un qui avait envie de vivre. Comme Alain, avec mon livre, je cherche à prendre acte d’un épuisement de la critique elle-même, et de la nécessité d’aller chercher quelque chose de plus vivifiant. Depuis 2001, en tant qu’entrepreneure et diplômée d’HEC, je n’ai eu de cesse de critiquer le système capitaliste de l’intérieur. Toute la difficulté est que ce système peut s’emparer de nos critiques et ainsi nous faire tourner en rond. C’est comme un champ de force : plus vous tapez dessus, plus il gagne en force et retourne votre violence contre vous. Le capitalisme vert, le développement durable et toutes ces inventions rhétoriques sont des béquilles qu’on s’invente pour continuer à se raconter une histoire, pour ne surtout pas se poser la question « Que faire ? »
Au fond, cette question est hyper-responsabilisante dans le bon sens du terme : elle implique l’idée qu’il y a d’autres possibles à aller chercher ; qu’il faut sortir du confort intellectuel dans lequel le capitalisme nous a complètement enfermés. Se poser cette question, c’est retrouver une part d’autonomie, c’est chercher, c’est sortir de l’effroi. Et peut-être retrouver une sorte de fidélité à soi-même. Comme le dit le philosophe Alain Badiou, « un désastre plutôt qu’un désêtre ».
U & R: Flore Vasseur, vous montrez que cette question émane très souvent de la bouche des enfants. C’est même une conversation avec votre propre fils de 7 ans qui constitue le point de départ de votre livre…
FV: Dans ma vie, deux événements majeurs m’ont mise en mouvement. Le premier, ce sont les attentats du 11 septembre, à New York, auxquels j’ai assisté de très près. La question « Que faire ? » est venue me heurter pleine face, d’autant plus que j’incarnais à l’époque la figure de la parfaite élève d’HEC, dont le seul rêve était d’être la plus riche et la plus performante. Tout est tombé en moi. Quinze ans plus tard, après avoir complètement changé de vie, écrit des livres sur le capitalisme et rencontré des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden, mon fils de 7 ans me pose la question que tous les parents redoutent : « Maman, est-ce que la planète va mourir ? Et qu’est-ce que je peux faire, moi, pour qu’elle ne meure pas ? » Là, en tant que parent, il y a deux options : soit vous bottez en touche, soit vous tentez d’être à la hauteur de la question, de votre enfant.
J’ai réalisé combien j’étais impuissante à lui expliquer quoi que ce soit sans rajouter à son angoisse. Pourtant, sa question, ses doutes étaient très beaux. Le sens de la justice et du questionnement est le propre de l’enfance. En général, les enfants grandissent avec deux questions à la bouche : « Pourquoi c’est comme ça ? » Et « Pourquoi personne ne fait rien ? » Ensuite, ils deviennent ados, adultes, alors cette question disparaît. De ce point de vue, grandir, c’est se compromettre. Ce n’est pas un hasard si tous les lanceurs d’alerte et tous les activistes conservent cet attachement viscéral à leur part d’enfant, et donc au « Que faire ? »
AD: Les enfants sont en effet de grands philosophes. Ils déstabilisent leurs parents sur beaucoup de points. Souvent, les réponses de ces derniers sont inhibantes, paralysantes : « Tu poses trop de questions », « Arrête de te tourmenter », « On va t’emmener chez le psy »… Plus généralement, je vois d’un bon signe la distribution sociologique des inquiétudes dont nous parlons. Ces dernières années, des sociologues ont essayé d’identifier les sujets de ce qu’on appelle « éco-anxiété ». Certes, la jeunesse représente la subjectivité la plus dramatique de ce phénomène parce qu’elle est celle qui va vivre le plus longtemps les chocs et les problèmes qui s’annoncent, mais il ne faut pas oublier les agriculteurs qui s’inquiètent pour leur école, les scientifiques qui sont les premiers à recueillir les indicateurs, les grands-parents ont peur pour leurs petits-enfants…
U & R: « Cette question de l’impact nous piège. Elle est faite pour nous arrêter net », écrivez-vous au milieu de votre réflexion, Flore Vasseur. Alain Deneault, vous semblez également dire qu’il faut « cesser de se la poser », quitte à « mal faire ». Mais que faire si « mal faire » revient à aggraver les malheurs du monde, par exemple en pratiquant le greenwashing ?
FV: Ma réponse prend la forme d’un anglicisme : il faut faire sens. Quand bien même on accepte un job dont on s’aperçoit finalement qu’il était du greenwashing, il ne faut jamais perdre de vue sa propre lucidité. Tout est apprentissage, et cet apprentissage peut passer par le fait d’aller creuser de l’intérieur la question de la croissance verte, par exemple. Je pense évidemment qu’il existe des « no-go zones », des endroits où il ne sert à rien d’aller, comme chez les plus gros pollueurs, mais il y a plein d’autres endroits animés par des gens qui cherchent à faire mieux. On est en pleine courbe d’apprentissage et personne n’a la solution. Tout est bon pour apprendre, essayer tant qu’on ne se ment pas.
AD: Assurément, nous vivons dans une époque inouïe. Les questions auxquelles nous sommes confrontés, telles qu’elles nous sont présentées, se révèlent inédites à l’échelle de l’histoire de l’humanité : non seulement le système Terre est détraqué d’abord par notre faute mais, en plus, il s’auto-détraque. Les glaciers, le CO2, la fission du pergélisol qui libérera du méthane, les surfaces océaniques… Nous sommes face à des phénomènes très difficiles à penser, qui génèrent en nous de profondes angoisses, c’est-à-dire des spirales d’effrois et d’affects qui ne sont rattachés à aucun objet précis – contrairement à l’anxiété, qui concerne un objet spécifique. Or, un sujet qui angoisse tend à chercher du réconfort dans des objets substitutifs, comme le développement durable ou le recyclage du plastique, pour se rassurer.
L’engagement politique et écologiste doit donc consister à élaborer des objets utiles de pensée et d’action, c’est-à-dire des desseins qui nous amènent à agir à la condition d’être à la fois lucides et joyeux, ce qui est difficile. J’en ai identifié un dans le livre, celui de biorégion, mais je ne suis pas dogmatique, il en existe potentiellement d’autres.
« Faire mal », c’est cesser d’agir en « bon élève », c’est-à-dire ne pas se conformer aux directives des pouvoirs responsables de notre situations historique inouïe, et s’essayer à quelque chose de mal du point de vue du régime. C’est ainsi que l’on trouvera, à mon avis, ce qui est le plus nouveau, le plus singulier et le plus déstabilisant.
Quoi qu’il en soit, ce projet ne passera certainement pas par la suppression de l’angoisse. En tant que telles, l’angoisse et l’anxiété sont des signes de santé mentale ! Face à l’état du monde, angoisser est nécessaire. Je suis récemment tombé sur un livre pour enfants dont le titre était L’éco-anxiété ne passera pas par moi ! (d’Élise Rousseau, éditions Delachaux & Niestlé, ndlr). Au contraire, il faut apprendre à passer par l’angoisse ou l’anxiété, selon les cas de figure. Si vous marchez dans la forêt et que vous croisez un grizzly en colère, il est recommandé d’avoir peur, si vous souhaitez vous en tirer.
U & R: En quoi ce concept de biorégion vous paraît-il pertinent ? De quoi s’agit-il ? Flore Vasseur, quel « objet » privilégiez-vous de votre côté pour investir le projet écologique d’un contenu positif ?
AD: J’apprécie le concept de biorégion parce qu’il est à la fois souple et rigoureux. Il est né en 1975 sous la plume d’un certain Allen Van Newkirk, qui a essayé de penser la politique à même le territoire, dans ses synergies, ses dynamiques propres, sa faune, sa flore, ses bassins versants, la qualité de ses sols, son littoral, etc. Dans son sillage, des expérimentations mêlant éco-féministes, néo-ruraux et peuples autochtones ont eu lieu sur la côte ouest du continent nord-américain, sous l’impulsion de Peter Berg et Raymond Dasmann notamment. Sans rentrer dans les détails, je crois que la grande force de ce concept est d’affirmer que la géopolitique appartient aux dynamiques territoriales, et non aux puissants qui érigent des cartes, séparent et exploitent les territoires à l’aveugle.
La biorégion suppose un rapport au territoire plus sain en tant qu’on le soigne parce qu’on découvre en dépendre, et qu’on l’habite en en faisant partie, sans hégémonie disciplinaire. Aujourd’hui, quand on essaye de penser l’écologie politique, ce sont encore les sciences dures qui prennent le dessus. Il ne s’agit pas de les liquider mais, dans la biorégion, les savoirs populaires ont une part tout aussi importante, qui passe par l’implication des acteurs de terrain les plus directement concernés par chaque problème qu’ils affrontent.
FV: Mon travail de réalisation sur le film Bigger Than Us m’a fait prendre conscience que c’est l’expérience de la catastrophe qui nous apprend la dimension spirituelle de l’action. Être à terre, c’est aussi l’opportunité de se faire face, de se confronter à ses croyances, ses bagages, ses compromissions, son esprit d’enfance disparu, etc. Je partage totalement le projet évoqué par Alain. C’est déjà ainsi que les personnes « s’en sortent ». Depuis les inondations dramatiques qui ont frappé la région de Valence, les habitants vivent une épreuve collective incroyablement difficile. Une partie fait aussi acte de solidarité, de sursauts et ça, cette volonté de vivre, c’est ce qu’il nous reste et c’est universel.
Votre question rejoint aussi une de mes grandes obsessions du moment : il n’y a pas d’un côté la crise écologique et de l’autre côté l’effondrement démocratique, la crise des réfugiés et les droits des femmes. Tout est lié et prend racine dans cette même croyance de séparation qui démolit notre rapport à la nature, à l’autre, au temps. D’ailleurs, la façon dont on dresse les générations les unes contre les autres est aussi un non-sens absolu : à l’échelle de 3,4 milliards d’années, nous sommes un pouillème dans l’histoire du vivant. Nous sommes tous face à la même abysse, appelés à nous défaire de nos programmations et nous engager pour quelque chose de plus grand dont nous ne verrons pas le résultat. Que nous fassions partie de notre génération ou de celle de nos grands-parents importe peu. La biorégion c’est faire avec ce qu’on est, faire avec ce qu’on a. C’est faire corps, famille et ce faisant de retrouver notre capacité d’action.
Pablo Maillé, Usbek & Rica, 17 novembre 2024.
Photo: Extrait du film Don’t Look Up © Netflix
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