Espérer un monde différent
« Je déteste la police. » C’est par ces mots que commence le livre dirigé par Gwenola Ricordeau, ce qui donne le ton de l’ouvrage. Le titre fait aussi référence à une expression anglaise que je ne répéterai pas ici (indice : chaque chiffre correspond à la première lettre d’un mot anglais) qui ne met aucun doute sur la position anti-police qui y est développée. Ce livre est un objet particulier pour plusieurs raisons. D’abord, la forme : sa taille est plus petite que la majorité des livres et il contient 20 chapitres de longueurs très différentes dont certains sont des comptes-rendus de rencontres, d’autres, des textes publiés ailleurs et d’autres encore, des écrits inédits. Ensuite, le contenu : le livre se situe résolument dans une perspective abolitionniste plutôt que réformiste, perspective pourtant adoptée par la majorité des recherches contemporaines sur la police. Le chapitre de Ricordeau (pp. 7-59) constitue une excellente introduction au livre, mais surtout à l’approche abolitionniste.
Le livre est ainsi une contribution normative et non empirique sur la police, c’est-à-dire qu’on cherche à discuter de ce qui devrait être et non de ce qui est. On pourrait reprocher aux auteurs de se tromper sur les intentions des réformistes : plutôt que protéger l’État, plusieurs visent au contraire à augmenter la sécurité des personnes, en soulignant les pratiques les moins dommageables pour la société dans son ensemble, ce qui inclut les policiers et les autres citoyens. De plus, il est question dans le livre de l’idée de police et non de la faisabilité de l’abolition de celle-ci : à preuve, la très grande majorité des auteurs œuvrent dans un contexte non-québécois ou non-canadien, même si l’ouvrage a été publié par une maison d’édition québécoise. Autant dire que l’ouvrage est utopiste plus que réaliste. À certains égards, le livre rappelle les oppositions quasi irréconciliables des années 1970 et 1980 entre réaction sociale et positivisme ; beaucoup d’observateurs sont pourtant aujourd’hui d’accord pour dire que la police est un mal nécessaire pour assurer une certaine sécurité sociale et presque tous comprennent que c’est au détriment des libertés individuelles, que les injustices deviennent malheureusement inévitables. Plusieurs chercheurs travaillent ainsi depuis plus de 60 ans à rendre le travail policier « meilleur » mais ce livre plaide plutôt pour la disparition pure et simple de l’institution.
Ce qui ne veut pas dire que le livre n’est pas instructif. Le livre comprend vingt textes répartis en trois parties principales, dont huit n’ayant pas été publiés ailleurs. Sept des huit écrits inédits l’ont été en français, tandis que le chapitre de Kevin Walby a été rédigé en anglais puis traduit, comme plusieurs textes repris. Les chapitres ne sont pas numérotés mais seront ici identifiés par le nom de l’auteur et l’étendue des pages. Si Mme Ricordeau agit à titre de directrice du livre, elle a tout de même rédigé six des textes qui le constituent, soit 112 pages du livre (environ le tiers du livre), dont toutes les introductions des parties et la conclusion du livre.
Le chapitre de Ricordeau (pp. 81-87) débute la première section du livre, intitulée « Rompre avec le réformiste ». La section regroupe six textes. Il y est question d’enjeux spécifiques, mais l’essence du propos est bien saisie par un passage de la page 84 : « la violence de la police ne disparaîtra pas tant que la police existera ». Autrement dit, toute forme de violence, socialement et juridiquement justifiée ou non, est inacceptable. L’exemple des caméras portatives est éclairant sur ce point ; en page 82, il est indiqué que les caméras n’amènent pas toujours de baisse de l’emploi de la force, ce qui représente bien l’état actuel de la littérature scientifique. Toutefois, cette affirmation fait le silence sur une donnée importante : la très grande majorité de l’emploi de la force par la police est jugé conforme aux règles et lois existantes dans nos sociétés, parfois même par des instances mandatées pour enquêter sur des cas précis, ce qui n’empêche pas que ces interventions soient, dans l’absolu, violentes. L’objectif des caméras est de prévenir la force inappropriée, pas la violence dans son ensemble ; pourquoi devrait-on s’attendre à la baisse d’un comportement jugé légitime? Mme Ricordeau souligne avec justesse que le recours au système pénal, par définition, vise certains individus, suspectés d’écarts répréhensibles, et non l’institution policière (p.85). Elle met ainsi l’emphase sur une limite fondamentale des systèmes contemporains de contrôle des déviances policières : le but premier du système pénal est de réprimer des comportements individuels jugés inadéquats et, éventuellement, de modifier les pratiques en général. Pour les abolitionnistes, c’est trop peu, trop tard -le chapitre de Yannick Marshall, intitulé « « La police doit rendre des comptes! » : les platitudes utiles du jargon libéral », ainsi que celui de Dylan Rodriguez, « Le réformisme n’est pas synonyme de libération, mais de contre-insurrection », sont d’ailleurs dédiés à reprocher leur « inaction » aux réformistes.
Le livre fait aussi souvent référence à l’histoire de la police. Par exemple, le chapitre de Twahirwa (pp. 115-128) rappelle l’origine coloniale de l’institution de la police, de même que son implication dans la répression des premiers peuples du Canada. Il fait le parallèle entre l’existence de la police et celle des frontières -le chapitre porte d’ailleurs plus sur l’abolitionnisme frontalier que sur la police. Contrairement aux chapitres précédents, il y est question d’une police spécialisée, la police des frontières, et y sont identifiés des enjeux spécifiques au contrôle des personnes migrantes. On y trouve peut-être l’illustration la plus évidente de son rôle comme outil de l’État, puisqu’on y voit que dès son origine, la police des frontières visait à protéger le territoire contre des menaces diverses, dont les personnes ayant entré illégalement le pays. Le chapitre néglige toutefois de reconnaître que l’institution policière a évolué depuis sa fondation.
Le chapitre de Ricordeau (pp. 173-180) est l’introduction à la deuxième section du livre, intitulée « Construire l’abolition » et regroupant aussi six chapitres. Il y est question des trois grandes stratégies abolitionnistes : la destruction, ou l’éradication pure et simple de l’institution policière, l’abandon, consistant à créer des espaces de vie sans police, et le démontage, dont font partie les appels à définancer la police (« defund »). Le chapitre suivant, rédigé par Alex Vitale, présente d’ailleurs l’argument principal à la base de cette dernière stratégie, soit que le recours à la police est devenu la solution ultime à un ensemble de problèmes sociaux pour lesquels les policiers sont peu ou pas formés, comme l’intervention face aux crises liées à la santé mentale ou l’itinérance. La gestion de la pandémie de COVID-19 au Québec et ailleurs a parfaitement illustré ce point : à un moment, beaucoup de personnes, à commencer par les policiers eux-mêmes, ont eu l’impression que la police était responsable du respect de la conformité aux mesures, devait s’assurer que les gens limitaient leurs déplacements, etc., au point que la police est devenue un joueur central dans cette crise de santé publique.
La troisième et dernière partie du livre, la plus hargneuse envers l’institution, est intitulée « Lutter contre la police » et comprend quatre textes, en plus de l’introduction (Ricordeau (pp. 247-254)). Elle utilise un vocabulaire emprunté à la révolution inspiré explicitement par le Black Panther Party. Par exemple, McQuade (pp. 255-274) parle de « surveillance contre-insurrectionnelle » (p. 257), de « lutte » (p. 261), de « corruption » et d’« ententes secrètes » aux « détails scandaleux » (p. 265) ; Williams (pp. 293-307) écrit « la raison ne suffit pas ; il faut employer la force » (p.298). La partie pose toutefois la question fort pertinente : et ensuite? Que se passe-t-il lorsque la police est abolie? Vers la moitié du livre, Ricordeau soulignait que l’abolition de la police ne consistait pas à la remplacer par autre chose, un point que développent dans le détail Rasmussen et James (pp. 199-208). La police n’est pas présentée dans le livre comme la réponse à un enjeu réel, le désordre, phénomène qui, bien qu’il atteigne aujourd’hui des niveaux records -la criminalité a atteint un des niveaux les plus bas jamais enregistrés au cours de la décennie 2010- ne semble pas en voie de disparaître. En ce sens, le chapitre de Walby (pp. 275-283) offre probablement la reconnaissance la plus évidente que la réflexion sur l’abolition de la police n’est pas aboutie lorsqu’il écrit « nous devons réfléchir à des façons de répondre aux infractions dans nos communautés et de réaffecter les fonds des substantiels budgets de la police au logement, à la santé mentale, au traitement de la dépendance, à l’emploi, à l’accompagnement psychosocial et à la sensibilisation contre la violence » (p. 283).
Ainsi, le livre dirigé par Mme Ricordeau est une introduction à l’abolitionnisme, un courant plutôt marginal en criminologie, qui vise entre autres à comprendre le rôle de la police dans notre société, parfois par le biais d’une présentation de leurs stratégies, comme le copwatching (Williams, pp. 293-307). Le livre laisse transparaître un idéalisme certain : « Pour un monde sans prisons, police ni services psychiatriques! » (p.154) ; ou, pour paraphraser Williams, comme citoyens, il faudrait espérer connaître un monde différent, débarrassé du racisme, de la pauvreté et de la violence d’État. Le livre reconnaît surtout que l’abolitionnisme de la police, et du reste du système pénal d’ailleurs, n’est pas une réalité actuelle. Dans l’optique abolitionniste, les « réformes non réformistes » sont une étape vers un objectif, pas une fin en soi. En ce sens, le livre de Ricordeau offre une perspective originale et une lecture intéressante.
Rémi Boivin, Revue canadienne de criminologie et de justice pénale, vol. 65, no 2, avril 2023.
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