Envie d’autre chose
J’ai lu le week-end dernier un essai incendiaire et brillant, La société de provocation, de la sociologue Dahlia Namian. Les Libraires du Québec ne se sont pas trompés : ils viennent de lui accorder leur prix du meilleur essai.
C’est un brûlot jouissif qui dresse l’inventaire révoltant des comportements obscènes du 1 % du 1 %, cette petite clique de multimilliardaires d’ici et d’ailleurs, et des moyens que ces derniers mettent en œuvre pour jouir de l’accélération de la destruction de nos conditions d’existence. Le propos est solidement documenté. Dahlia Namian épingle toutes les contradictions de cette classe d’hyperriches, démontre tout le mal qu’ils infligent à notre imaginaire, à nos vies et à la planète.
Eux, ce sont les Elon Musk, Bill Gates, Guy Laliberté, de même que leurs valets, de Justin Trudeau à Jean-Martin Fortier, le fermier soutenu par la famille Desmarais et dont le modèle d’agriculture artisanal est «une utopie alimentaire à l’usage des plus fortunés», écrit-elle. L’attirail des supermagnats nous fait fantasmer : les yachts, les fusées, les palaces, leurs îles privées, leurs paradis fiscaux, leur mode de vie.
L’auteure observe que ce qui est nouveau dans notre regard sur eux est que nous n’offrons plus de résistance à leur exhibition décomplexée : nous les envions. Nous voulons les imiter, à notre échelle, à coup de pathétiques « dîners en blanc », de Complexe Royalmount, de croisières luxueuses. Contrairement à ce qu’on pense souvent, l’ennemi n’est pas celui qui ne pense pas comme nous. C’est celui qui se barricade sur son île privée ou sur son méga-yacht, loin de nos yeux de gueux.
Conclusion de cet ouvrage décapant et stimulant : il faut absolument reprendre et actualiser la critique du capitalisme et de ses composantes. Recommencer à analyser le monde actuel en termes de classes sociales.
Voici de quoi nous ragaillardir.
Les différences de classes sont « la vraie affaire ». Les mégariches dilapident les ressources de la planète, privent une part de plus en plus nombreuse de la population mondiale de la satisfaction de ses besoins essentiels, s’amusent avec nos désirs et nos appétits. Les vrais enjeux qui dictent nos vies sont l’appauvrissement, les inégalités, la crise climatique.
Pourtant, jour après jour, on nous crinque sur les pistes cyclables, l’écriture inclusive, le wokisme, etc. On détourne notre attention avec des guéguerres politicailleuses, des ragots insipides, de l’infodivertissement. Par légion, des commentateurs interchangeables décrivent la joute politique comme une game de hockey. On veut vraiment notre mal. Nous devrions être en colère. Révoltés. L’indignation, ici, n’est pas l’apanage de la gauche ou de la droite : c’est une question d’humanité. Or, niais, nous réclamons encore plus d’émissions de cuisine et de variétés débiles…
Alors, nous décrochons, nous démissionnons de ce système qui nous rend amorphes. Il n’est pas surprenant que les livres qui cartonnent actuellement parlent des choses qui nous bouleversent pour vrai, de sujets fondamentaux, souvent à partir d’un point de vue personnel. Nous avons soif de ces regards uniques, empathiques, sur des sujets capitaux.
Je pense à Là où je me terre, ce récit d’immigration et de transfuge de classe de Caroline Dawson, morte dimanche des suites d’un cancer, qui ouvre les yeux. Aux Têtes brûlées, de Catherine Dorion, où, à travers une expérience unique de la politique, il est question de devoir prendre soin les uns des autres. À Ce qui meurt en nous, une époustouflante et lumineuse réflexion sur la mort, de Mathieu Bélisle, à Que notre joie demeure, de Kevin Lambert, qui aborde la crise du logement du point de vue des hyperriches. Pas étonnant non plus que les Cowboys Fringants nous aient scrapé le cœur : ils parlent avec justesse de notre désarroi et des classes sociales !
C’est ce qui m’a le plus frappée, le plus touchée dans vos centaines de réponses à ma question sur ce dont le Québec a besoin1. Votre sourde colère. Votre soif d’empathie, votre quête de sens. Vous voyez bien qu’il y a quelque chose qui s’est brisé.
Vous le ressentez parfaitement, ce décalage entre ce que les élites politiques, économiques et culturelles veulent pour vous, et vos réelles aspirations.
Vous avez envie de dépasser les chicanes scriptées d’avance, d’aller au-delà des rôles prévisibles qu’on veut vous faire endosser. Vous avez envie d’être une gang, de former un « Nous » curieux, généreux, apaisé, en dehors des slogans convenus.
Ce n’est pas pour rien qu’on voit surgir des mouvements originaux comme Mères au front. Les deux pieds dans le réel et le pragmatisme, préoccupées par l’avenir de leurs enfants et le bien de tous, elles contestent et s’imposent dans la vie publique et politique avec une humanité bouleversante.
Long détour pour vous dire qu’entre vos réponses à ma question sur les besoins du Québec et la lecture de La société de provocation, j’ai, comme on dit, pogné de quoi !
J’ai compris, j’ai bien vu que nous ne sommes pas dupes.
On a beau nous servir de la pacotille, du divertissement, des chicanes creuses : nous avons envie d’autre chose. De gens qui l’expriment avec humanité et qui transposent nos aspirations en sens. Nous avons soif de sens !
Nos dirigeants devraient commencer à s’inquiéter. Quand on se met à parler à la fois de classes sociales et de besoin de sens, c’est peut-être que quelque chose de grave se trame…
Marie-France Bazzo, La Presse, 21 mai 2024.
Photo: Diego F. Parra / Pexels
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