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19 août 2021

«Du diesel dans les veines», trucks et astuces

Du travail effectué pour sa thèse dans les années 70, en immersion avec des camionneurs du nord-ouest québécois, l’anthropologue Serge Bouchard tire aujourd’hui un livre-portrait de ces hommes de l’ombre, solitaires et philosophes.

À l’heure où le livre paraît, les camionneurs «sont devenus vieux, on les a retirés de la route, épuisés, finis, et il ne reste plus grand monde pour se souvenir de leur superbe». Serge Bouchard, anthropologue, fait partie du dernier cercle. De novembre 1975 à octobre 1976, il a pris place aux côtés de ces truckeurs du nord-ouest québécois à qui il dédie son ouvrage. L’objectif? Les observer dans leurs voyages pour écrire sa thèse de doctorat. De ses excursions aux confins de l’Abitibi et de la route de la Baie-James, il tire un portrait inestimable des conducteurs. Et grâce au travail du sociologue Mark Fortier, ce texte académique est aujourd’hui accessible au grand public.

Chaque chapitre décline un peu plus l’identité des personnages. Le trucker parle fort et a son propre langage. Il est «amateur d’antiphrase. Il aime l’ironie et les références indirectes. Ces figures de style servent à merveille son humour cassant et tempèrent son cynisme, c’est-à-dire sa tendance à ne pas taire les cruautés de la vie». Car celle-ci n’est pas de tout repos : «Mon camionneur avait consacré à son travail 75% du temps disponible dans une semaine, soit environ 125 heures.» Cela correspond à trois voyages et 4 000 kilomètres de route au milieu de la nature sauvage. Ils sont isolés dans des conditions climatiques extrêmes et se battent en permanence contre la solitude et le sommeil. Et «aussi détestable qu’elle puisse être, la solitude est une compagne désirable dans les bras de laquelle le camionneur retourne toujours». Elle est une drogue qui procure un bien-être à ces hommes qui trouvent dans le silence une place pour le recueillement, la méditation et «la rencontre d’une pensée, qui est à la fois la sienne et celle de tous les siens».

Ils forment une communauté solidaire qui leur permet d’endurer leur métier sans jamais être vraiment seul. Ils se retrouvent dans les truck stops où ils échangent des informations, partagent un repas et admirent la serveuse dont la relation avec les truckeurs «tient du grand art». Le camionneur peut aussi compter sur son bahut, avec qui «un lien chaleureux se développe».

Jusqu’aux derniers passages sur les mystères de la vie et de la mort, de la liberté et du plaisir, on s’évade sur ces routes du Nord, illustrées par quelques photos. «Celui ou celle qui a lu ce livre sait maintenant que les camions ont une gueule, un nez, des yeux, une gamme d’expressions aussi complètes que complexes, toutes associées à des états d’esprit du camionneur.» C’est un livre qui parle de l’humanité des truckeurs et leurs camions. Chacun a «son histoire, ses cicatrices, son usure» et malgré leurs sacrifices, ils n’obtiennent aucune reconnaissance, des compagnies, de l’État ou de la société. «Les routiers sont des passeurs, comme tous les nomades de ce monde.»

Richard Godin, Libération, 19 août 2021.

Photo: Mathieu Colin / Divergence

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