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Portrait photo de Mark Fortier.
31 mars 2025

«Devenir fasciste»: mode d’emploi

L’incipit va comme suit : « Vient un temps où l’honnête pantouflard doit se résoudre à lever le nez de ses livres pour regarder la réalité dans le blanc des yeux. »

C’est donc ce que fait l’essayiste et éditeur Mark Fortier en se frottant au réel pour finalement essayer d’être « le meilleur de son temps », tel un mini Napoléon des salons cherchant à étendre son emprise analytique sur le monde. « L’heure n’est donc plus à la dispute, mais à la collaboration », poursuit l’introduction. « L’affaire est pliée. Je vais devenir fasciste. Voilà. C’est dit. »

Le reste du court essai explique les efforts de l’intellectuel de gauche pour tenir sa promesse de vire-capot, toujours en mélangeant beaucoup de théorie, très peu de pratique et un brin d’ironie, on le devine d’emblée. L’objectif n’est pas de changer de camp avec cette « thérapie de conversion » factice, mais bien de tenter de comprendre pourquoi une bonne part des sociétés occidentales se laisse à nouveau emporter par la marée noire.

« J’ai commencé à écrire ce livre en constatant la montée des différentes formations d’extrême droite un peu partout en Occident et dans le monde », explique l’auteur en entrevue. « On observe la tendance jusqu’en Inde. L’écriture s’est échelonnée l’an dernier des législatives en France à la réélection de Donald Trump. Je sentais vraiment une espèce de psychose collective dans laquelle on est encore enfermés aujourd’hui. »

La forme choisie — celle du petit manuel de conversion en forme de longue confession — allège le propos. « Je sais bien que le sujet est saturé d’angoisse et d’anxiété, traite de violence et de colère. J’ai voulu insuffler un peu d’humour et d’ironie pour déconstruire la peur et offrir une sorte de résistance par l’humour, la joie, la gaieté tout en laissant un espace pour la réflexion sereine et la compréhension », dit M. Fortier.

Une confusion structurée

L’arc analytique s’ouvre et se ferme sur davantage d’ironie. L’entre-deux, l’essentiel, chronique sur l’actualité inquiétante pour exposer et critiquer le fascisme renaissant. Mais de quoi parle le brûlot exactement ? Quel est le lien entre le Rassemblement national en France, Fratelli d’Italia au pouvoir en Italie et le mouvement MAGA aux États-Unis ?

Le livre cite une célèbre formule synthétique parlant d’une « confusion structurée ». Elle vient du génial Umberto Eco, de son livre Reconnaître le fascisme, de 2017.

« Le fascisme, contrairement au communisme dogmatique, n’offre pas une structure idéologique cohérente », ajoute l’auteur québécois en entrevue. « Les fascistes peuvent même tenir des propos contradictoires par pur opportunisme. On se retrouve avec un mouvement autoritaire en action, avec des actes, avec une fuite en avant constante, avec un désordre volontairement organisé pour introduire une déstructuration permanente des institutions et de l’ordre social. »

Le trumpisme 2.0 en action le montre bien. Aucun recoin de la société n’échappe aux réformes à coups de masse, ni la bureaucratie étatique, ni les réglementations sur l’environnement, ni les campus, ni les alliances stratégiques militaires, ni même les rapports entre les États-Unis et les organisations mondiales.

« J’ai étudié en Allemagne et je reviens toujours aux leçons allemandes », dit Mark Fortier en citant cette fois le juriste Franz Neumann et son livre Behemoth sur les structures de l’État national-socialiste. « Quand il décrit comment les nazis s’attaquent à l’appareil d’État, on comprend que la même chose se produit aux États-Unis avec l’entrepreneur Elon Musk embauché par Trump pour faire le même boulot. C’est l’idée du désordre et du chaos, encore une fois, cette volonté en action de détruire les règles politiques et juridiques normales. »

Idem pour les manipulations langagières et la dégradation du langage, comme sous les nazis il y a 100 ans. Donald Trump décrit les immigrants comme de la vermine dans un calque du langage du IIIe Reich.

Extrême droite, vraiment ?

M. Fortier cite Robert Paxton, historien américain spécialiste du régime de Vichy, disant qu’on peut prendre très au sérieux le constat de la renaissance du fascisme « si on se garde de le penser comme une simple répétition historique ». Il évoque aussi Enzo Traverso (Les nouveaux visages du fascisme, 2017) parlant d’« un phénomène transitoire qui n’est pas encore cristallisé ».

Le penseur français Marcel Gauchet refuse en revanche les parallèles avec le fascisme historique du XXe siècle : le totalitarisme est mort et enterré, et il faut donc de nouveaux mots pour décrire de nouvelles choses, dit-il. Après tout, Georgia Meloni, en Italie, Viktor Orbán, en Hongrie, et Marine Le Pen, en France, jouent toujours le jeu démocratique. Et si tous ces mouvements sont d’extrême droite, quel bout conceptuel restera-t-il pour décrire un authentique nazi ?

« Aux États-Unis, la violence politique a ressurgi avec l’assaut sur le Capitole », réplique Mark Fortier. « Le Front national, devenu le Rassemblement national, reste un parti d’extrême droite. Le recentrage récent se fait pour des raisons de marketing politique. Rien n’a changé sur le fond. »

Cela nuancé, l’essayiste admet que qualifier cette formation ou d’autres d’extrême droite n’a plus beaucoup d’efficacité. Il s’agit plutôt de réfléchir au problème autrement.

La question de fond de son livre revient à se demander pourquoi il y a une telle indifférence par rapport à ce qui menace le régime démocratique. Pourquoi les démocrates ne se mobilisent-ils pas davantage ? Pourquoi les Américains ne manifestent-ils pas dans les rues ? « OK, d’accord, il n’y a pas de camps de concentration dans nos pays, mais les règles de droit sont quand même rabotées les unes après les autres », résume l’auteur. « L’ordre constitutionnel est menacé. »

Vrais problèmes, mauvaises réponses

Le fascisme des années 1920 et 1930 proposait une mauvaise réponse à de réels problèmes : la boucherie de la Première Guerre mondiale, l’anomie de la société moderne, une crise économique majeure… Le monde en a payé le prix avec une deuxième grande destruction.

De quels problèmes le fascisme (ou ce qui en tient lieu) est-il maintenant une proposition de règlement tout aussi exécrable et mauvaise ? La désindustrialisation ? La mondialisation ? L’immigration ? Les excès de la gauche diversitaire ?

« L’extrême droite ou la tentation autoritaire proposent une fuite en avant face à des problèmes réels », répond Mark Fortier. « Ça ne veut pas dire qu’à gauche les problèmes sont mieux analysés. Ce qui a changé surtout, c’est l’affaiblissement des institutions. L’enracinement social des démocraties s’est amenuisé. L’isolement, l’atomisation de la société s’amplifient. Les termites sociaux ne prospèrent que dans le bois vermoulu. »

Mince consolation : le Canada, maintenant en campagne électorale, ne lui semble pas encore trop menacé par la dérive qui frappe l’Occident. Mark Fortier se garde d’assimiler le Parti conservateur du Canada au mouvement MAGA ou Pierre Poilievre à Donald Trump.

« Je pense que le chef conservateur est d’abord un libertarien », dit M. Fortier, interviewé avant le déclenchement des élections fédérales. « Il est coincé par le fait qu’une part importante de sa base a une opinion bien favorable de Trump. Je pense que les conservateurs travaillent fort à savonner la planche. »

« Les partis politiques ne peuvent pas aller plus loin que l’état de mœurs du pays. Il y a au Québec une société encore suffisamment structurée pour résister. Mais aux États-Unis, il y a un appel d’air, et ça risque d’être de plus en plus difficile de faire face à cette dérive. »


Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 31 mars 2025.

Photo: Caroline Fabre

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