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3 juin 2020

Des lectures pour confiner le racisme

Quand j’étais enfant, le quartier où j’habitais était blanc et mon premier contact avec le racisme s’est passé à la télé. Tout le monde regardait la minisérie Roots (Racines, en français), où l’on suit le destin de Kunta Kinté, un homme capturé en Afrique pour être vendu comme esclave en Amérique. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi on lui faisait ça. Et quand je posais des questions aux adultes, ils déploraient tous l’esclavage et le racisme, bien sûr, mais très peu étaient capables de m’expliquer d’où ça venait. Pourquoi il existait toujours.

Quand on n’a jamais vécu le racisme en raison de sa couleur de peau, il est difficile de comprendre. Et la moindre des choses serait d’écouter les gens qui le subissent, plutôt que de s’obstiner sur les mots « racisme systémique » (on n’a qu’à lire l’essai NoirEs sous surveillance de Robyn Maynard, super documenté, tout y est). C’est assez ahurissant le nombre de Blancs qui disent aux Noirs comment ils devraient agir ou se sentir sans même avoir pris le temps d’y réfléchir sérieusement. Les Blancs ne s’interrogent jamais sur leur couleur de peau alors que, lorsque l’on naît noir, c’est une interrogation qui nous hante toute notre vie. 

On a toujours vu le blanc comme un point zéro et neutre d’où tout ce qui n’est pas blanc devient « différent ». C’est par cette brèche que s’engouffrent les idées de supériorité et d’infériorité, idées qui mènent à la déshumanisation de celui ou celle qu’on appelle « autre ». Nous avons tous grandi avec des clichés meurtriers, personne n’y échappe, et c’est pourquoi nous voyons des manifestations un peu partout, pas seulement aux États-Unis, jusqu’ici à Montréal, depuis le meurtre atroce de George Floyd, qui a mis le feu aux poudres.

Ce meurtre nous oblige encore une fois à ne pas détourner le regard du spectacle ahurissant de ce qui se passe aux États-Unis d’heure en heure.

Et nous ramène encore à l’incontournable pensée de l’écrivain James Baldwin, l’un des esprits les plus lucides de son temps, qui nous éclaire encore aujourd’hui. Il a toujours dit que les États-Unis ne pourront sortir de leur cauchemar (puisque le rêve américain est un mensonge qui repose sur des crimes qu’on ne reconnaît pas) tant qu’ils n’auront pas affronté véritablement leur passé.

Comme le titre de son essai le plus célèbre, La prochaine fois, le feu, à chaque génération, le feu éclate parce que rien ne change. Et il éclatera tant qu’on n’affrontera pas le problème.

Dans une entrevue, Baldwin demandait à la majorité blanche de se regarder dans un miroir et il posait la question : « Ce que les personnes blanches doivent faire est d’essayer de trouver au fond de leur cœur pourquoi il a été nécessaire d’avoir le nègre en premier lieu. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. […] Vous l’avez inventé et vous devez trouver pourquoi. Le futur de ce pays repose là-dessus. »

James Baldwin, au centre. Photo: Dan Budnik, Archives Associated Press

La question de Baldwin est toujours en suspens et d’ailleurs, il y a quelques années seulement, le journaliste Christian Latreille avait fait un reportage sur le premier musée consacré à l’esclavage qui venait d’ouvrir ses portes en Louisiane. Son fondateur rappelle qu’en Allemagne, il y a des centaines de musées consacrés à l’Holocauste, et que là, le devoir de mémoire a été fait.

Apprendre par les livres

L’une des façons à la portée de tous pour déconstruire le racisme est juste de s’y intéresser en ouvrant un livre. En voyant Trump brandir une bible devant l’église Saint John, c’est à Frederick Douglass que j’ai pensé. Il est l’auteur de Mémoires d’un esclave, l’un des témoignages les plus saisissants sur l’horreur de l’esclavage et du racisme que j’ai lus, ainsi qu’un formidable plaidoyer sur l’importance de la lecture, qui devrait être obligatoire dans toutes les écoles.

Né esclave vers 1817 (car les esclaves ne connaissaient que rarement leur âge), Frederick Douglass est parvenu à s’émanciper en apprenant à lire en cachette. On interdisait l’instruction aux esclaves, car un Noir instruit et alphabétisé était dangereux. « Le ton déterminé sur lequel mon maître s’était adressé à sa femme en s’efforçant de lui faire comprendre les terribles conséquences qu’il y aurait à m’instruire m’avait convaincu de la profonde vérité de ce qu’il avait dit. C’était la meilleure preuve que j’étais en droit d’attendre avec confiance ces effets que l’apprentissage de la lecture devait avoir sur moi. Ce qu’il redoutait absolument, je le désirais par-dessus tout. » 

Frederick Douglass

Et pour revenir à la bible de Trump, Frederick Douglass a souligné que les maîtres étaient souvent confortés dans leur cruauté par leur foi. 

« Il est impossible d’appeler chrétienne la religion de ce pays, écrivait-il. Chez nous, des voleurs d’hommes sont ministres du culte ; des batteurs de femmes sont missionnaires ; des pilleurs de berceaux sont membres de l’Église. »

D’un courage inouï, Frederick Douglass a tout dénoncé de ce système, nommé ses tortionnaires, dévoilé l’hypocrisie et la laideur morale des esclavagistes, ce qui l’a forcé à s’exiler quelques années en Angleterre, puisqu’aux États-Unis, on voulait bien sûr lui faire la peau pour avoir dit la vérité.

Le corps noir

Plusieurs écrivains ont décrit comment le racisme est avant tout un désir de domination sur le corps noir, qui n’a jamais cessé après l’abolition de l’esclavage, et que les personnes noires intériorisent dès l’enfance. On a vu ces études où les petites filles noires, devant une poupée blanche et une poupée noire, lorsqu’on leur demande qui est la plus jolie et la plus gentille, désignent systématiquement la poupée blanche. La grande autrice Toni Morrison, Prix Nobel de littérature, abordait ce thème dans son roman L’œil le plus bleu, à propos d’une gamine noire qui rêve d’être blonde aux yeux bleus. 

Un chef-d’œuvre de la littérature haïtienne, Amour, colère et folie de Marie Vieux Chauvet, s’ouvre sur la rivalité entre deux sœurs, l’une plus foncée que l’autre et qui la jalouse pour cette raison. Marie Vieux Chauvet dévoile brillamment les ravages du racisme dans l’héritage colonial d’Haïti, au sein de la première République noire du monde.

J’aime le ton baveux de l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles, agacé par les clichés morphologiques autant sur la beauté que la laideur dans son essai Le corps noir. « Comme si le noir n’avait nul contenu imaginaire. Que nous n’étions pas avant tout en présence d’une couleur investie par un travail idéologique. Comme s’il pouvait y avoir matière à réplique au niveau de ma banale surface épidermique, alors que l’essentiel se joue dans les couches de représentations qui viennent s’accumuler sur mon corps. »

Les fantasmes projetés sur le corps noir se sont poursuivis aux États-Unis avec la ségrégation, puis de façon insidieuse, par la criminalisation de masse des Afro-Américains, ce que décrit très bien le documentaire 13TH d’Ava DuVernay (diffusé sur Netflix). 

Ava DuVernay. Photo: Elijah Nouvelage, Archives Associated Press

Cette plaie qu’est le profilage racial est précisément ce qui a mené à ce dérapage judiciaire dans les années 80 autour des cinq adolescents de Central Park qui ont été condamnés pour l’agression d’une joggeuse alors qu’ils étaient innocents — mais perçus comme des animaux par l’opinion publique, tandis que Donald Trump achetait de pleines pages de journaux pour exiger envers eux la peine de mort.

Cette plaie mène au genou de Derek Chauvin sur le cou de George Floyd. D’où a-t-il appris cette haine et va-t-il la transmettre à ses enfants ? Je pense à une nouvelle extraordinaire de James Baldwin dans le recueil Face à l’homme blanc. Un garçon qui adore son père apprend qu’ils s’en vont voir un grand spectacle. C’est le lynchage sanglant d’un Noir. L’enfant est profondément troublé par cette violence, mais pour se rassurer, il regarde son père qu’il admire applaudir l’assassinat. Baldwin réussit ce tour de force de se mettre dans la peau d’un garçon blanc qui aime son père raciste. Combien d’enfants ont vu leurs parents défendre l’acte criminel du policier Derek Chauvin ?

Le piège américain

« Retourne dans ton pays ! » Cette phrase que beaucoup de personnes noires ou arabes entendent, alors même qu’elles sont souvent nées ici, a été prise au pied de la lettre par de jeunes militants du mouvement des droits civiques à une époque. C’est ce qu’on découvre en lisant Un billet d’avion pour l’Afrique, troisième tome de la formidable autobiographie de Maya Angelou, et qui contient les titres Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage et Tant que je serai noire

Un parcours incroyable et engagé, raconté avec tant de vivacité par celle qui a littéralement connu toutes les figures importantes de son temps. J’ai appris ainsi qu’il y a eu un mouvement de « retour vers l’Afrique », berceau originel des Afro-Américains qui en avaient assez d’être maltraités chez eux. Or, ils ont découvert que leur drame était d’être irrémédiablement américains. Qu’ils allaient devoir se battre pour prendre leur place dans leur propre pays. Parce qu’il n’y a pas d’autre façon de vaincre ce fléau : il faut le combattre. 

Ça peut commencer en ouvrant un livre jusqu’à aller manifester dans la rue. Parce que tant que des citoyens dans nos sociétés ne seront pas libérés de leurs discriminations, personne ne pourra être véritablement libre.

Lectures

Mémoires d’un esclave, de Frederick Douglass, chez Lux

NoirEs sous surveillance – Esclavage, répression, violence d’État au Canada, de Robyn Maynard, chez Mémoire d’encrier

La prochaine fois, le feu et Face à l’homme blanc, de James Baldwin, chez Folio

Amour, colère et folie, de Marie Vieux Chauvet, chez Zulma

Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, Tant que je serai noire et Un billet d’avion pour l’Afrique, de Maya Angelou, chez Les Allusifs

> Le corps noir, de Jean-Claude Charles, chez Mémoire d’encrier

Chantal Guy, La Presse, 3 juin 2020

Photo: Lindsey Wasson, Associated Press

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