Des idées et des luttes: La société mourante et l’anarchie
Un autre monde est possible !
Avec Jean Grave, nous rentrons dans le monde des anciens de l’anarchisme, ceux qui se sont battus, ont connu la prison en raison des lois scélérates votées en 1893 et 1894, ceux qui n’ont jamais cessé d’exprimer leur adhésion à cette société plus juste à laquelle ils aspirent. Jean Grave cherche à convaincre, à argumenter et son livre La société mourante et l’anarchie, constitue une synthèse toujours d’actualité sur les thèmes majeurs des luttes sociales. Les éditions Lux nous en proposent une réédition avec une préface d’Octave Mirbeau. Cet ouvrage vaudra à son auteur encore de la prison, il faut dire qu’il n’y va pas main morte, l’ami Jean Grave, dans sa dénonciation de cette société mourante. Oui, pour lui, la fin de cette société est inexorable et l’anarchie deviendra l’idéal social.
C’est un militant, Jean Grave, proche de Pierre Kropotkine et d’Elisée Reclus, il écrit pour expliquer et pour convaincre jusqu’au bout, dans son petit logement du Plessis-Robinson au sud de Paris. Il crée un journal libertaire Les Temps nouveaux qui va durer 30 ans, accueillant les plumes célèbres comme Félix Fénéon et des artistes tels Camille Pissarro, Maximilien Luce. Alors que rien ne l’y prédisposait, il devient un professionnel de l’édition, depuis la conception, la ligne rédactionnelle jusqu’à la réalisation typographique.
« Un chef-d’œuvre de logique »
Octave Mirbeau dans sa préface souligne que La société mourante et l’anarchie est « un chef-d’œuvre de logique. Il est plein de lumière. Ce livre n’est point le cri du sectaire aveugle et borné ; ce n’est point, non plus le coup de tam-tam du propagandiste ambitieux, c’est l’œuvre pesée, pensée, raisonnée, d’un passionné ». Construisant son texte sous forme de dialogue, Mirbeau démontre que l’anarchie conduit à la liberté et au refus de la violence.
Après un rapide historique assurant le lien entre les textes de Rabelais et Jacques Roux, Jean Grave dénonce l’organisation de la société fondée sur les inégalités et l’accaparement. « Le travail des anarchistes a donc été de démontrer l’iniquité de l’accaparement du sol et des produits du travail des générations passées par une minorité d’oisifs, de saper l’autorité en la démontrant nuisible au développement humain, en mettant à nu son rôle de protectrice des privilégiés, en montrant l’inanité des principes à la faveur desquels elle légitimait ses institutions. »
Le grand mot est lâché : les institutions. Jean Grave dénonçant les injustices, ça passe éventuellement aux yeux des pouvoirs publics… Mais démontant et s’attaquant aux institutions, il n’en fallait pas plus pour lui faire subir les foudres de ces mêmes institutions. Chapitre par chapitre, il affronte la pseudo-démocratie fondée sur le suffrage universel. L’élection d’un individu ou d’une équipe est le résultat d’une minorité des habitants, rien de démocratique. Argument toujours actuel !!
Il a aussi des comptes à régler avec la magistrature depuis l’élaboration de la loi jusqu’au rôle des magistrats. « On en peut donc conclure que la loi n’étant que la volonté du plus fort, on n’est tenu d’y obéir que lorsqu’on trop faible pour pouvoir y résister, que rien ne la légitime, et que la fameuse légalité n’est qu’une question de plus ou de moins de force. […] Mais ce qui nous indigne encore plus, c’est qu’il y ait des individus assez audacieux pour s’ériger en juge des autres. »
Après la justice, il s’attaque à l’institution militaire qu’il connaît de l’intérieur. « Impossible de parler de la patrie et du patriotisme, sans toucher à cette plaie affreuse de l’humanité : le militarisme. » Le lien est aisé avec la dénonciation du colonialisme. Celle-ci est assez rare à la fin du 19e siècle, quelle que soit la sensibilité politique. Il refuse d’admettre la notion de race inférieure. « Rien ne justifie la théorie dite des « races inférieures », elle ne sert qu’à justifier les crimes des races dites « supérieures ». »
« La liberté, la réciprocité et l’égalité. »
Que faire, une fois les fondements de la société dénoncés ? « Si vous voulez une société où règnent la confiance, la solidarité, le bien-être pour tous, basez-là sur la liberté, la réciprocité et l’égalité. » Des thèmes qui rappellent les valeurs et les propos d’Elisée Reclus, de Pierre Kropotkine notamment dans La conquête du pain ou L’Entraide, un facteur de l’évolution. Dans une société anarchiste, il n’y a pas place pour les ambitions personnelles. Les idées anarchistes « ne laissaient aucune place aux préoccupations personnelles, aux ambitions mesquines, et ne pouvaient, en rien, servir de marchepied à ceux qui ne voient dans les réclamations des travailleurs qu’un moyen de se tailler une part dans les rangs des exploiteurs ».
Il faut être révolutionnaire et ne pas utiliser les instruments du pouvoir, sinon les individus retombent dans les pièges institutionnels dénoncés plus haut. Les réformes sont inefficaces pour Jean Grave, il préconise la méthode expérimentale. Un paragraphe avait particulièrement inquiété les autorités. « Quoi qu’il en soit de la révolution future, quoi qu’il nous arrive, ce ne sera pas pire, pour nous, que la situation actuelle. Nous n’avons rien à perdre dans un changement ; tout à gagner, au contraire. La société nous entrave ; eh bien, culbutons-la ! Tant pis pour ceux qui se trouveront écrasés par sa chute, c’est qu’ils auront voulu se mettre à l’abri de ses murs, se raccrocher à ses étais vermoulus. Ils n’ont qu’à se mettre du côté des démolisseurs. » Voilà qui fait songer à une lithographie de Paul Signac, Les Démolisseurs, publiée dans Les Temps nouveaux en 1896.
Francis Pian, Le Monde libertaire, 10 décembre 2023.
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