Déraisonnable indépendance
L’indépendance, ce mot porte en lui tant de valeur symbolique que beaucoup d’éditeurs s’en réclament quitte à vider la notion de sa puissance émancipatrice pour la récupérer en simple élément d’une image de marque. C’est à définir le concept nébuleux d’indépendance, en cerner les enjeux au sein du champ éditorial, que s’attache Julien Lefort-Favreau dans ce court essai stimulant Le luxe de l’indépendance, Réflexions sur le monde du livre (Lux éditeur 2021). L’auteur s’interroge sur la situation des éditeurs indépendants par rapport aux grands groupes et aux plateformes. Il questionne la possibilité de « publier des œuvres difficiles, des idées radicales, des formes esthétiques hétérodoxes », de lutter contre « l’uniformisation découlant de la concentration du marché éditorial », dans le contexte du capitalisme dévorateur de tout ce qu’il peut transformer en profit, y compris sa propre dénonciation. Aussi s’intéresse-t-il à l’édition indépendante critique tout en relevant que l’indépendance peut aussi véhiculer des valeurs conservatrices.
Julien Lefort-Favreau définit trois types d’indépendance éditoriale : l’indépendance esthétique qu’il lie au concept d’avant-garde, l’indépendance politique ou idéologique face à l’État et aux groupes de pression et l’indépendance économique contre le grand capital. « Est indépendant un éditeur qui, de l’intérieur du champ éditorial, tente de faire commerce d’idées et de produits qui opposent des discours et des valeurs au commerce. »
S’appuyant notamment sur les travaux de Pierre Bourdieu, Julien Lefort-Favreau distingue le concept d’indépendance de celui d’autonomie du champ littéraire élaboré par le sociologue dans Les Règles de l’art. « Contrairement à l’autonomie, l’indépendance désigne des relations dynamiques, sans stabilité ni pérennité, ne décrit pas un état objectif des choses », car l’indépendance est une lutte de tous les jours pour inventer un positionnement tenable et résoudre la tension entre contestation du marché de l’édition et nécessaire prise en compte de ses réalités. Si les compromis semblent inévitables, les éditeurs indépendants ne doivent pas sombrer dans la compromission. Il leur faut donc « ruser pour qu’il soit possible d’occuper un espace laissé vacant par les grands groupes. » Ainsi pensée, l’indépendance comme résistance à l’intérieur du système serait une « version politique voire militante de la notion d’autonomie. » Petites structures, temps long, angle politique nettement assumé sont des caractéristiques formelles de l’édition indépendante auxquelles l’auteur associe une responsabilité, celle de « transmettre des idées radicales qu’elles concernent directement l’espace politique ou qu’elles défendent une quelconque forme d’hétérodoxie. »
La démonstration passe par l’analyse des portraits d’éditeurs et éditrices que publie le magazine Le Matricule des anges pour mettre au jour les invariants de l’image et des récits des indépendantEs. L’auteur retrace l’histoire de maisons d’éditions et d’éditeurs emblématiques : André Schiffrin, Eric Hazan et La fabrique, P.O.L, Verdier dont Julien Lefort-Favreau oppose l’indépendance avec celle revendiquée mais très problématique d’Actes Sud. L’intérêt de ces Réflexions sur le monde du livre, est aussi de décentrer le regard du milieu éditorial français en proposant des comparaisons avec la situation au Québec où les petits éditeurs assurent leur indépendance grâce au soutien financier des institutions publiques.
L’existence de maisons d’éditions indépendantes est une nécessité pour la défense de la liberté d’expression, insiste Julien Lefort-Favreau. Quand « la censure du marché intervient pour restreindre le champ du pensable, du dicible, du perceptible », quand les algorithmes prescripteurs mettent en danger l’écosystème de la culture, il est impératif de persister à publier des livres de manière déraisonnable, c’est une condition de la démocratie.
Juliette Keating, Délibéré, 5 septembre 2021
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