Décès de Philippe Minard
L’historien moderniste Philippe Minard s’est éteint le 22 mars 2024 à l’âge de 62 ans.
Steven L. Kaplan et Arnaud Orain lui rendent hommage.
Philippe Minard était professeur à l’université Paris 8, directeur d’études cumulant à l’EHESS et directeur du site de Paris 8 du laboratoire Institutions et Dynamiques historiques de l’économie et de la société (UMR CNRS 8533).
Ancien élève de l’ENS Fontenay (promotion 1982), Philippe avait soutenu en 1994 une thèse intitulée L’inspection des manufactures en France, de Colbert à la Révolution sous la direction de Daniel Roche à l’Université Paris 1. De ce travail il fera son maître livre, La fortune du colbertisme, État et industrie dans la France des Lumières (Fayard, 1998). Il avait auparavant publié Typographe des Lumières (Champ Vallon, 1989), ouvrage qui allait poser la première pierre de son goût pour l’histoire du travail, mais ce qui définit l’œuvre de Philippe va très au-delà de ses publications en nom propre.
On peut en effet associer les formules de deux grands historiens avec la vocation et la manière-de-faire de Philippe. Le « bon historien » de Marc Bloch ressemble à l’ogre de la légende : « où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ». Rien de l’ogre chez ce géant souriant et espiègle qui chassait sur les terres des deux rives de l’Atlantique et de la Manche. Car Philippe a été, pour une génération, un pont au-dessus des mers : il a fortement contribué à diffuser la pensée de nombreux collègues américains, à l’instar de celles de Kenneth Pomeranz (La Force de l’empire, Ère, 2009) ou de Peter Linebaugh (Les pendus de Londres, Lux, 2018) ; il a analysé les formes de régulations du travail en France et en Angleterre au XVIIIe siècle, et a été l’un des piliers des écoles d’été de Cornell University, aux États-Unis. Sur le campus forestier et vallonné où il séjournait année après année, accueillant des dizaines de jeunes chercheurs français, vivant parmi les étudiants, s’investissant dans tous leurs débats, il fascinait les jeunes américains, comme en témoigne une doctorante en histoire française qu’il a encouragée : « C’était une présence, je le vois prenant son petit déj’ à Telluride [un dortoir], puis, bondissant à travers l’énorme colline derrière le département d’histoire pour atteindre la grande bibliothèque, toujours intéressé par tout, sans limite. Personne ne pouvait tenir son rythme. Il était une force ».
Philippe n’oubliait jamais que derrière les règlements, les institutions, les ateliers, les textes, les politiques publiques de la période moderne, qu’il a étudiés sans relâche, il y avait des hommes et des femmes dans toute leur diversité, dans leurs luttes quotidiennes, dans leur dignité irréductible. Aussi le gibier de Bloch conduit-il au « braconnier » de Michel de Certeau. Car Philippe chassait sur tous les terrains sans égards pour les prétendus propriétaires, illustrant par-là l’attitude des rebelles au nouvel ordre établi de La guerre des forêts (La Découverte, 2014) d’E.P. Thompson qu’il a fait publier en Français. Mû par une curiosité boulimique, une volonté de poursuivre toutes les pistes à la recherche de nouveaux objets, il s’intéressait à des questions économiques et sociales bien entendu, mais aussi aux approches culturelles, politiques et philosophiques. Ainsi les travaux que nous avons mené sur le corporatisme touchaient-ils à quelques topoi hautement inflammables du mythe français (La France malade du corporatisme ? Belin, 2004) et ceux sur l’économie politique des Lumières conduisaient à remettre en cause l’histoire convenue d’une science qui serait née avec le libéralisme (Les voies de la richesse ?, PUR, 2017). Plus récemment, Philippe s’intéressait à la question si brûlante d’actualité à l’heure de l’Anthropocène que sont les communs, sous divers aspects.
Par son énergie, son appétit, son charisme, Philippe était un passeur exceptionnel aussi bien qu’un chercheur chevronné. Il était au four et au moulin, organisant colloques, enrichissant maints séminaires, dénichant des manuscrits d’excellence pour des éditeurs. Tout en restant le directeur exigeant de la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, il savait diffuser la science à d’autres publics, comme en témoigne ses contributions à l’hebdomadaire Alternatives économiques et ses passages sur France Culture. C’est encore ce rôle de vulgarisateur, au meilleur sens du terme, que l’on regrette profondément avec sa disparition.
Steven L. Kaplan et Arnaud Orain, L’Histoire, 29 mars 2024.
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