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Photo en couleurs. Un homme habillé en père Noël se tient sur le devant d'un petit esquif naviguant sur la mer.
23 décembre 2024

De quoi relève la générosité du temps des Fêtes?

Les fêtes de fin d’année suscitent toujours un grand élan de générosité. Or cet élan est souvent vu comme ponctuel, alimenté par une sorte de « bonne conscience » saisonnière. Pourquoi cette dynamique de bienveillance n’est-elle pas appliquée tout au long de l’année, au-delà de cette générosité spectacle momentanée ?

L’un des faits divers les plus saugrenus à avoir remué l’Hexagone au vingtième siècle se déroule le 23 décembre 1951. Sur le parvis de la cathédrale de Dijon, on brûle un père Noël devant une foule d’enfants et de croyants. Une réponse à la popularité montante de cet être qui incarnerait le cheval de Troie du paganisme et du mensonge Made in USA. Quelques mois plus tard, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss publie une fine analyse de cette « note d’aigreur inusitée », sous le titre « Le père Noël supplicié ». Dans son texte, il observe que Santa Claus est le produit d’une recomposition et non une invention. Il trace un parallèle entre Noël et les Saturnales romaines et rappelle qu’au Moyen Âge, les jeunes allaient de maison en maison, quémandant des cadeaux, tout en évoquant la mort pour faire valoir leur créance. Dans une sorte d’échange qui culminait dans le triomphe de la vie et de la lumière, à Noël, les morts comblés laisseraient enfin les vivants en paix… jusqu’à l’automne suivant. La Nativité, complément de l’Halloween, serait donc une fête de la pacification.

Nous pourrions nous demander, en prolongeant cette idée, de quel type de pacification relèvent aujourd’hui la générosité du temps des Fêtes et son corollaire, la solidarité spectacle.

Le système s’emballe

Les fêtes rituelles ont toujours eu une fonction d’exutoire. L’idée que le don pourrait être une manière de pacifier les mœurs possède une composante psychologique forte. Nathalie Plaat, psychologue et chroniqueuse au Devoir, explique que celle-ci exprime un mécanisme qui permet de maintenir l’ordre social en réduisant les tensions. Cela sans remettre en question les structures profondes d’injustice. « On peut parfois se demander si ce qui nous fait du bien est l’acte de générosité ou le fait d’avoir pu correspondre momentanément aux standards de la société. »

Journaliste au Monde diplomatique et autrice de l’essai La stratégie de l’émotion (Lux), Anne-Cécile Robert est d’avis que durant les Fêtes — propices aux bilans, aux résolutions et à l’inquiétude — le système s’emballe. C’est à notre culpabilité que s’adressent alors les appels à la générosité qui tablent sur le misérabilisme.

La sociologue Dahlia Namian, professeure à l’Université d’Ottawa, dont les recherches portent sur la pauvreté et l’exclusion, note qu’une partie des gestes philanthropiques pendant les Fêtes s’inscrivent dans une logique de compensation, plutôt que de transformation. Elle souligne que dans le cas des élites fortunées, cette générosité se double souvent d’un retour fiscal concret.

Une économie de la visibilité

Pour Nathalie Plaat, à partir du moment où les messages de bonne conscience sont récupérés à grande échelle, la vertu est souvent échappée en chemin. À son avis, la générosité authentique passe par des conditions propices, où l’intérêt n’est pas dans la vulnérabilité de l’autre. Cette générosité repose sur une relation horizontale. « C’est l’une des raisons pour lesquelles les milieux communautaires, qui agissent dans l’ombre à l’année, sont peu impressionnés par la solidarité spectacle. »

Des mots similaires sortent de la bouche d’André Patry. Mieux connu sous le nom de « Père Jean », l’homme qui a été aumônier durant 38 ans à la prison de Bordeaux et qui siège au conseil de la Maison du père croit pour sa part en la possibilité d’une générosité désintéressée. Il se souvient de la période des Fêtes comme d’un moment éprouvant pour les détenus : « À Bordeaux, la nuit de Noël, les hommes frappent dans les portes. Pas pour faire la révolution, mais pour dire “on est là”. »

Mohamed Lotfi, qui a animé durant 35 ans l’émission de radio Souverains anonymes à la prison de Bordeaux, regrette de son côté que la générosité spectacle prenne une si large place durant le temps des Fêtes. « La générosité n’est pas un fonctionnaire de l’État dont les heures de travail sont fixes ! » Il ajoute que les mêmes médias qui organisent des guignolées ont aussi le pouvoir de mettre l’accent sur la mauvaise redistribution des richesses et l’évasion fiscale.

Repolitiser le don

Si la générosité n’a de sens qu’en ce qu’elle exprime l’inverse de l’accumulation, elle incarne une question politique. Anne-Cécile Robert croit que la société néolibérale nous désapprend à la penser, notamment à travers ce qu’elle nomme le « philantrocapitalisme ». Cette générosité ostentatoire, entre le festif et le fictif, Daliah Namian la voit quant à elle comme « une parenthèse enchantée » qui camoufle l’indifférence systémique du reste de l’année.

Elle explique que bien des représentations enferment les plus vulnérables dans des stéréotypes, en les réduisant à une posture de gratitude, voire de dépendance. Une dépendance qui possède un complément pervers, comme le constate Anne-Cécile Robert : « Certaines personnes sont accros à la relation “aidant-aidé” et se retrouvent démunies lorsqu’elles tombent dans une relation d’égalité. » Si l’on passait le micro à saint Matthieu, cela se résumerait à : « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. » N’empêche qu’il est difficile de ne pas jouer de la dialectique et d’opposer à cette phrase un autre proverbe : « La main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. »

Un substitut de justice sociale ?

Pour Dahlia Namian, outre les élans de philanthropie, il existe une forme de redistribution des richesses qui s’inscrit dans une démarche véritablement désintéressée. « [Elle] repose sur un principe de solidarité collective : l’impôt. » Or, ce n’est pas faire preuve d’une finesse d’analyse particulière que d’affirmer qu’une grande partie de la population doute de la capacité de ceux qui nous gouvernent à redistribuer la richesse. C’est à ce moment que les élans d’altruisme ponctuels semblent offrir la possibilité de compenser les manques à gagner.

Dans une publication LinkedIn, Claude Pinard, p.-d.g. chez Centraide du Grand Montréal, réagissait cette semaine à l’éviction d’une banque alimentaire dans Ahuntsic par le Centre de services scolaire de Montréal, en soulignant l’ironie de voir que « [d]es organismes sous-financés offrant un service que le gouvernement n’offre pas [sont] forcés de déménager par […] une institution gouvernementale. »

Près de 85 000 donateurs appuient Centraide. Des « gens du grand public », mais aussi des milieux de travail. Ce à quoi s’ajoutent les « Grands donateurs », dont le cabinet, présidé par Paul Desmarais III, Eric La Fleche et Isabelle Marcoux, sollicite des dons individuels de 10 000 $ et plus. « On est rendus à 930 grands donateurs. », dit M. Pinard, qui note au passage qu’au Québec, comme dans le reste du Canada, le nombre de dons a diminué mais les montants reçus ont augmenté.

Dans une lettre d’opinion rédigée pour The Philanthropist Journal, monsieur Pinard ajoutait récemment qu’alors que le taux officiel de pauvreté, selon la Mesure du panier de consommation, serait en baisse (315 000 individus), il n’y a jamais eu autant de personnes en situation d’itinérance dans nos rues, et de fréquentation des banques alimentaires. « Si on ne fait qu’offrir de l’aide [ponctuelle], on ne s’attaque pas à la cause profonde. Actuellement, le pire, c’est la crise du logement », confie-t-il en entrevue.

Une manière de faire des Fêtes l’expression parfaite de ces mots de Charles Dickens : « C’était le meilleur et le pire des temps […] le monde avait tout et rien, il allait tout droit au ciel et tout droit en enfer. »


Ralph Elawani, Le Devoir, 23 décembre 2024.

Photo: Michael Dantas / Agence France-Presse

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