De l’indécence des ultrariches
Dans son livre La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches, Dahlia Namian, sociologue et professeure à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa, dénonce la démesure et l’indécence du mode de vie des ultrariches. Entrevue.
Qu’est-ce que la société de provocation ?
C’est un terme que j’emprunte à Romain Gary dans son roman Chien blanc. Il décrit la société de provocation comme un ordre social qui érige en vertu la consommation ostentatoire, le luxe, et qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses, alors qu’il y a une partie importante de la population qui n’arrive pas à assouvir ses besoins essentiels, à se nourrir à sa faim et à se loger adéquatement. La société de provocation glorifie le mode de vie obscène des riches. L’indécence et l’obscénité, pour moi, se situent dans ce système qui va générer autant d’écarts de richesse et qui va permettre à une petite élite d’accaparer autant de biens et de pouvoir.
Pourquoi sommes-nous fascinés par le mode de vie des milliardaires ?
On est fascinés par la richesse, même s’il y a de plus en plus de critiques et de colère envers le mode de vie des milliardaires. Le rêve américain et la croyance en la méritocratie sont les prix de consolation de la classe moyenne et des moins nantis. Nous sommes fascinés par la consommation ostentatoire, par les possessions de biens de luxe. Tous ces milliardaires qui sont partis de rien, qui ont travaillé très fort et qui ne doivent leur fortune qu’à leur mérite. Et on continue de croire que nous aussi, on pourrait y arriver. C’est lié au rêve américain, on tient à ce mode de vie de confort et de consommation, et on n’est pas prêts à le laisser tomber.
«Je me demande toujours pourquoi on n’admire pas plus les infirmières, les travailleuses sociales, les enseignants, tous ces gens qui tiennent à bout de bras notre société. Ce sont de vrais héros, comme on l’a souligné pendant la pandémie. Il y a eu cette prise de conscience, qui n’a malheureusement pas duré.»
– Dahlia Namian, sociologue et professeure à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa
Est-ce que l’aspect écologique entre en jeu aujourd’hui quand on voit l’extravagance des milliardaires ?
Oui. Certains les traitent de criminels climatiques tellement leur mode de vie a des conséquences sur l’environnement. Ces gens, qui font partie des 1 % les plus fortunés, sont pour certains à la tête de grandes industries pétrolières qui polluent, et les autres investissent leur fortune dans ces mêmes compagnies. Il y a aussi une limite à l’obsession de la croissance. Ces milliardaires ne pourront pas continuer ce mode de vie fondé sur la croissance. Ils ont les moyens de ne pas subir les conséquences de leurs actes ni de leur mode de vie : ils se réfugient dans des îles très protégées ou des bunkers qu’ils construisent et repoussent ainsi le plus longtemps possible les conséquences de leurs propres gestes. Ce qui est vraiment indécent.
Jusqu’où va aller cette indécence ? Est-ce que l’implosion du sous-marin touristique Titan d’OceanGate a ralenti les folies des milliardaires ?
L’affaire OceanGate incarne notre regard complètement biaisé, puisque, la semaine d’avant l’implosion du sous-marin, il y a eu un des plus grands naufrages au large de la Grèce, où 600 migrants sont morts. Plusieurs ont reconnu à quel point la couverture médiatique d’OceanGate avait été obscène. Il y a eu des critiques sur cette duplicité. Il y a aussi des voix discordantes parmi les milliardaires, comme Warren Buffett, qui prône une plus grande justice fiscale. Il souhaite que les plus riches soient plus imposés, mais rien n’est fait concrètement pour l’instant. Il faut les imposer davantage, ce qui est réaliste, mais aucun gouvernement ne veut se mettre à dos cette élite.
Est-ce que chez les plus jeunes générations, il y a moins de tolérance envers le mode de vie des milliardaires ?
Oui, je le vois dans mes cours. Les jeunes sont très préoccupés par les changements climatiques, mais ils ne font pas toujours le lien entre les inégalités sociales, l’accaparement de la richesse par une minorité de personnes et les changements climatiques. Il n’y a pas de réflexion sur le fait que les ultrariches ont un impact réel sur notre quotidien. C’est ce qu’il faut expliquer.
Qu’est-ce qui contribue à magnifier le mode de vie de milliardaire ?
Il y a des milliardaires très discrets, alors que d’autres montrent sans complexe leurs richesses, sans qu’il y ait de réaction. Ils s’exhibent dans leur yacht et leur jet privé de manière crue et grotesque sans qu’il y ait de résistance. C’est l’incarnation extrême d’une société de consommation et ça nous concerne tous, car cette richesse est montrée partout, tout le temps. Ces ultrariches sont dans les séries de télévision, les documentaires, sur les réseaux sociaux, et ils se retrouvent dans les palmarès des personnalités les plus influentes des magazines. On admire encore et encore cette richesse. On y adhère même, par moments, car on se dit qu’on aimerait avoir leur vie ! Ils nous hypnotisent par leurs indécentes extravagances. On les admire aussi parce qu’ils sont des philanthropes, ils donnent de l’argent dans de grandes fondations. Mais on peut se poser des questions sur le type de solidarité qu’on veut mettre en œuvre, car c’est une toute petite partie de leur fortune et c’est aussi une manière de payer moins d’impôts.
Olivia Lévy, La Presse, 12 novembre 2023.
Photo: Université d’Ottawa
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