«Dans le texte»: Le choix de la guerre civile
Nous voici rendus au point où l’hégémonie néolibérale qui règne sur le monde occidental semble avoir retourné en son exact contraire le principe dont elle se réclame pourtant avec constance. Au lieu de la liberté promise depuis des décennies (sans parler de la prospérité que le ruissellement toujours attendu était censé prodiguer), les régimes néolibéraux multiplient les mesures liberticides : l’autoritarisme s’y affiche sans vergogne, armé d’une police militarisée quand elle n’est pas milicianisée, prêt à criminaliser, mutiler et incarcérer des opposants politiques perçus comme des ennemis de la « République », et ne supportant plus ni les libertés académiques ni la liberté de la presse.
Non contente d’opposer aux revendications populaires de justice et d’égalité une surdité d’automate, la stratégie néolibérale mobilise de violents affects séparatistes, retournant les populations contre elles-mêmes en leur désignant des ennemis intérieurs construits en corps étrangers : les Mexicains pour Trump, les migrants en Italie et en Hongrie, les islamo-gauchistes en France, les musulmans un peu partout… On le voit, le macronisme français n’est qu’une figure parmi d’autres de cette configuration particulièrement brutale du capitalisme qui s’est imposée à l’échelle planétaire, et qui semble loucher vers des aspirations fascisantes : il s’agit à chaque fois de refaire l’homogénéïté imaginaire du groupe, complètement atomisé par le principe de concurrence généralisée qui forme la clef de voûte des sociétés néolibérales.
Aussi ne faut-il pas se tromper d’analyse en décrivant ces phénomènes comme une « dérive autoritaire », voire une « résurgence fasciste ». L’ouvrage collectif Le Choix de la guerre civile (Lux), signé par Haud Gueguen, Pierre Dardot, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, propose « Une autre histoire du néolibéralisme », qui l’examine comme une authentique stratégie, menée par des entrepreneurs politiques déterminés à faire triompher leur modèle par tous les moyens… y compris ceux de la guerre civile.
Leurs analyses, transdisciplinaires et internationales, font apparaître combien l’autoritarisme est, dès l’origine, au coeur de la matrice idéologique néolibérale : dès sa fondation théorique dans les années 30, le néolibéralisme, officiellement armé contre les entreprises totalitaires, est déterminé à s’outiller pour qu’aucun gouvernement ne puisse jamais mettre l’Etat au service de la redistribution des richesses : le collectivisme et le socialisme sont ses ennemis officiels, la souveraineté populaire son ennemi réel, et la démocratie, donc, un obstacle qu’il n’aura aucun scrupule à démanteler pour parvenir à ses fins. Le concept de « liberté » qui est au coeur de ses revendications révèle peu à peu sa composante strictement individuelle et pulsionnelle ; d’abord liberté d’entreprendre et de commercer, puis liberté de consommer, il se mue en droit d’affirmer sa supériorité et sa haine contre toutes les formes de l’altérité… empruntant ainsi bien des traits au fascisme dont il prétendait d’abord se démarquer, lorsqu’il postulait que ce dernier était le produit du socialisme et de la démocratisation de masse.
La boucle est bouclée, le supposé antidote est désormais le poison qui produit exactement le désastre qu’il était censé prévenir. On ne relit pas sans une ironie très amère ce qu’écrivait Hayek dans sa dernière publication : « Suivre la moralité socialiste équivaudrait à anéantir la plus grande partie des hommes composant l’humanité présente, et à appauvrir l’immense majorité de ceux qui survivraient ». A l’heure où le néolibéralisme qu’il a contribué à imposer partout a considérablement aggravé les inégalités, et où le dérèglement climatique dû au capitalocène (qu’il a si soigneusement armé contre ses détracteurs) menace en effet la vie d’une partie de l’humanité, il est temps d’opposer à cette entreprise mortifère des stratégies à la hauteur de la menace qu’elle fait peser sur nous tous.
Il est temps de voir le néolibéralisme partout où il est : chez les réactionnaires qui ne s’en cachent pas, mais aussi chez leurs faux adversaires, qu’on a tort d’appeler encore des « sociaux-démocrates » alors qu’ils ne sont plus que des néolibéraux prétendûment « progressistes » assurant la reconduction ad libitum de ces politiques destructrices. Sans doute les abstentionnistes si nombreux désormais ont-ils perçu qu’ils étaient captifs du piège néolibéral d’où la souveraineté populaire avait été délibérément exclue ; reste à bâtir la force politique qui sera capable de nous en arracher pour de bon. Cela suppose, entre autres, d’identifier avec exactitude le projet disciplinaire de nos adversaires, et c’est en quoi cet entretien, mené avec Pierre Dardot et Pierre Sauvêtre, est indispensable.
Judith Bernard, Hors-Série, «Dans le texte», 3 juillet 2021
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