Compte rendu de L’économie de la foi
Alain Deneault ne pouvait mieux choisir comme épigraphe pour son ouvrage « L’économie de la foi » qu’un extrait du poème Argument de René Char1. « Argument » dérive du latin arguere, éclaircir, dévoiler. Le premier objectif de l’auteur est bien celui-ci : dévoiler depuis son origine les multiples acceptions, significations et définitions du mot « économie », qui serait, selon lui, finalement pris en otage par les économistes qui seuls auraient le pouvoir d’en parler aujourd’hui. Mais le propos d’Alain Deneault ne se limite pas à cette généalogie et l’on regrettera que l’épigraphe tronque le premier vers du poème : « L’homme fuit l’asphyxie. »
Dans un autre contexte que celui du poète résistant2, c’est aussi cela que poursuit le philosophe et penseur critique Alain Deneault dans son ouvrage : fuir l’asphyxie de la pensée produite par les économistes, qu’il associe largement au capitalisme contemporain. De fait, pour la rigueur de son analyse, l’auteur dissocie d’une part l’économie au sens plein telle qu’elle fut conçue originellement par les Pères de l’Église (nous y reviendrons), et d’autre part le capitalisme qui porte pudiquement le nom d’économie. Partant, Alain Deneault s’attaque donc au capitalisme, qui aurait selon lui phagocyté la richesse sémantique de l’économie, sa signification, sa profondeur, au seul profit des économistes. Ces derniers auraient vidé le concept de sa substance, au point de n’en faire qu’un cache-sexe du marché, de la production ou encore de la consommation. Se focaliser sur la signification de « l’économie » serait pour lui une manière de doubler les critiques formulées par les économistes ou politistes hétérodoxes. Il estime ces critiques insuffisantes et les considère comme des répliques enfermées dans les mêmes schèmes idéologiques. Son approche originale, doublée d’une verve tranchante, emporte l’adhésion du lecteur. En revanche, si l’ouvrage semble construit de manière chronologique, aucune partie ne ressort clairement et le sommaire proposé n’a d’intérêt que décoratif. Par conséquent, pour rendre compte du propos de l’auteur, nous adoptons un développement en trois parties : d’abord, l’économie au sens plein, c’est-à-dire telle qu’elle fut définie par les « premiers économes », puis les résonnances de cette signification originelle dans l’évolution de sa signification, pour enfin aborder son statut actuel tel que dépeint par Alain Deneault.
Dès son introduction, l’auteur précise qu’il « n’y a pas en propre d’économistes, car traitent d’économie à leur façon respective horticulteurs et physiologistes, littératrices et ingénieurs, philosophes et psychanalystes »(p. 11). Par-là, et bien que les acceptions soient différentes entre ces « économies », il les renvoie toutes à une matrice commune : celle d’une « économie de la foi ». L’économie de la foi fut définie par les Pères de L’Église comme le rapport complexe entre le plan divin, supérieur, celui des principes, et le plan temporel, humain, autrement dit celui de la pratique. Entre ces deux plans, Alain Deneault souligne que des dispositifs de médiation jouent le rôle de courroie, c’est-à-dire de lien entre le plan des principes et celui de la pratique. Pour Tertullien par exemple, cela renvoie au Saint-Esprit dans la Trinité, comme lien entre le Père et le Fils3. D’une autre manière, c’est aussi le rôle des icônes religieuses (tout le dispositif imaginal et iconique) que d’être un lien entre le divin et le temporel4. Ainsi, l’économie est une spire, un ensemble dynamique d’éléments intégrés dans une totalité5, une médiation entre divin et terrestre. Cet ensemble dynamique, cette économie de la foi, c’est l’économie au sens plein dont parle Alain Deneault, et c’est à ce sens plein que le premier économe saint Paul et les Pères de l’Église se référèrent. Cette définition valut jusqu’au tournant du IIIe siècle de notre ère.
Ensuite, Alain Deneault remarque une dégradation du sens originel de l’économie. Selon lui, les lecteurs autorisés des Écritures puis les exégètes et traducteurs d’hier et d’aujourd’hui seraient coupables d’avoir tordu le sens du récit biblique pour convaincre (écrire « par économie », car la fin justifierait les moyens) et d’être resté à un niveau d’interprétation élémentaire. L’auteur formalise ce phénomène dans la définition de deux concepts : la « rhétorique économique » d’une part et « l’affaiblissement sémantique » d’autre part. Le premier est défini comme « un corpus de procédés platement rhétoriques au service de la Bonne Nouvelle » (p. 85)6, le second comme le recours à d’autres mots liés au contexte d’usage (intendants, homme chargé d’une responsabilité, ce qu’on demande à un gérant, plan, accomplissement, réalisation, etc.) venant se substituer au terme « économie ». Ces deux phénomènes finiront par se rejoindre et semer un profond malaise dans l’usage du mot économie par la tradition, l’incitant à « isoler fermement chaque régime de pensée, le “théologique” en ce qui concerne la tendance gnostique à spéculer sur les réalités divines, l’“économique” en ce qui concerne l’instauration sur Terre d’institutions, de discours et de symboles » (p. 103).
On découvre ainsi les apports de cette matrice dans tous les discours et pouvoirs institutionnalisés modernes, d’abord rationnels puis laïcs. L’auteur nous invite à ouvrir les yeux pour nous montrer que le christianisme aurait nourri l’occident bien au-delà de l’influence du Christ. En effet, contre l’inspiration chrétienne première, tous les aspects de la vie humaine seraient désormais soumis à un principe d’autorité qu’auraient acquis les individus grâce à une aptitude éprouvée à l’économie (c’est-à-dire l’articulation entre des principes supérieurs et l’art pratique de l’organisation).
Le message est clair : toutes les institutions contemporaines sont économiques, car engagées dans cette dialectique entre principes et médiation, puisqu’il « ne saurait y avoir d’administration sans en référer à un principe supérieur lié à un fait de croyance » (p. 107), c’est-à-dire une autorité que l’on respecte dotée de ses propres lieux d’intermédiations transcendantaux. Ces lieux ne concernent pas uniquement le religieux : il peut s’agir d’une chaire d’académie, d’une assemblée législative, ou encore d’une agora populaire. Enfin, Alain Deneault, reprenant son principe de rhétorique économique, s’appuie sur Pascal7 pour expliquer comment est advenue « l’économie du monde ». Pour lui, il a fallu de nouveau ruser et abuser des consciences, mythifier certains principes : c’est l’« Abêtissez-vous ! » de Pascal. Immédiatement, l’auteur n’hésite pas à inclure dans cette critique les premiers économistes au sens moderne que sont les physiocrates avec leurs règles universelles autorisant leurs hypothèses sur le système des prix. De fait, il apparaît difficile de s’affranchir de l’économie de la foi, ainsi d’Adam Smith et de sa métaphore de la « main invisible »8 suggérant une harmonie universelle, ainsi de Léon Walras plaquant sur le réel une réalité idéale.
Enfin, le troisième temps fort de cet ouvrage est la critique de la science économique moderne que livre Alain Deneault. Celle-ci serait responsable d’avoir fait de l’économie une « simple métaphore managériale », dont le champ sémantique de « boutiquier » est par exemple repris par le romancier Emmanuel Carrère9 ou le philosophe italien Giorgio Agamben dans son histoire philologique10, au grand dam de l’auteur. Pis, il y aurait eu un retournement du corpus théologique, où des considérations d’abord marchandes et capitalistes se réfèrent après coup à la théologie. L’achèvement de cette histoire, c’est le recours à un vocabulaire religieux entièrement épuisé par ce qu’Alain Deneault appelle les « théoriciens du management » : c’est les business angels, l’evangelizing, la brand religion, etc. Exaspéré, mais ne perdant pas son sens de l’humour, l’auteur observe la création de communautés autour des nouvelles églises que sont les entreprises et leurs marques. Mais finalement, Alain Deneault remarque, comme d’autres, que la mythification commerciale nous éloigne de ce qu’il appelle la vérité existentielle, c’est-à-dire « le trouble de nous savoir en vie et mus par de perturbantes pulsions » (p. 127), que « l’homélie cathodique » nous anesthésie et que la propagande commerciale nie le rapport spirituel aux choses. Il reprend à son compte le philosophe Erich Fromm11 : le calcul impersonnel s’est substitué à Dieu.
L’ouvrage achevé, il ne faut pas se tromper : ce n’est ni un traité d’économie ou de théologie, ni une apologétique, mais un essai de déconstruction que l’auteur juge nécessaire dans son combat contre le capitalisme pour rendre à césar ce qui est à César. Selon nous, cette déconstruction est réussie puisqu’elle invite le lecteur à sortir des débats conventionnels en prenant ses distances. C’est un pas de côté que propose l’auteur. Néanmoins, on regrettera l’impression elliptique du propos, les incessants allers-retours entre la patristique et la science économique contemporaine. L’originalité de la critique est captivante, mais il faut parfois s’accrocher pour ne pas perdre le fil d’une démonstration dense et serrée, puisqu’en peu de pages l’auteur déroule un exposé d’une grande érudition. Ces incessants allers-retours chronologiques peuvent en effet noyer le lecteur, mais le plaisir qui se mesure à l’aune de l’effort est d’autant plus grand.
Notes
1 Char René, Seuls demeurent, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1945
2 Le recueil Seuls demeurent fut écrit par René Char durant la seconde guerre mondiale, et si l’on se reporte à l’Argument, on trouve la date de 1938. Lorsque faisant référence à l’homme d’action d’un côté et à l’homme du Verbe de l’autre, René Char oppose le Bien et le Mal, fondement de l’économie de la création. Ce poème se lit donc dans le contexte de la terreur nazie lors de laquelle René Char fut résistant.
3 Tertullien, Contre Praxéas ou Sur la Trinité, édition d’Antoine-Eugène de Genoude, Paris, Louis Vivès, 1852, I.
4 Sur ce sujet, Alain Deneault s’appuie sur l’ouvrage de la philosophe Marie-José Mondzain Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996.
5 L’auteur rappelle que c’est selon ce principe théologique de l’économie que Carl von Linné et Gilbert White développeront les sciences de la nature : « L’organisation épatante des différentes espèces eu égard à leur territoire et au climat passera à leurs yeux pour un témoignage “économique”, au sens d’une réciprocité entre un Dieu dont la volonté est à l’origine du déploiement de la vie sur terre et cette vitalité qui se veut elle-même la manifestation de cette volonté » (p. 67).
6 Pour mieux comprendre le sens de cette rhétorique économique comme levier pour la Bonne Nouvelle : « les colères de Dieu passeront pour des moments d’édification — »Dieu fait semblant de se fâcher, tel l’adulte devant l’enfant—, non par passion, mais par économie visant à convertir le peuple », expliquent plusieurs exégètes citant le cas de Saül » (p. 87). Ou encore cette phrase de Cyrille d’Alexandrie soulignée par l’auteur : « La souplesse économique est acceptable pour le bien de beaucoup. » Autre exemple, l’auteur reprend à son compte les observations du théologien Joseph Fitzmyer sur le déplacement de la responsabilité des Romains aux Juifs de la condamnation de Jésus, et cela pour trouver la paix vis-à-vis des romains. Alain Deneault relate également les propos de Hyam Maccoby, spécialiste du judaïsme, postulant le dédoublement de Jésus : Jésus Barabbas et Jésus de Nazareth, le Jésus rebelle et « le Jésus mythique entièrement nettoyé de tout caractère politique » (p. 98).
7 Blaise Pascal, Pensées sur la religion et quelques autres sujets, t. 1, Textes, Paris, Éditions du Luxembourg, 1951.
8 Voir Thierry C. Pauchant, Manipulés. Se libérer de la main invisible d’Adam Smith, Montréal, Fides, Coll. « Coopération, mutualité et économie sociale », 2018.
9 Emmanuel Carrère, Le Royaume, Paris, P.O.L., 2014.
10 Giorgio Agamben, Homo Sacer, t. II, 2, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2007.
11 Erich Fromm, Espoir et révolution. Vers l’humanisation de la technique, Paris, Stock, 1970.
Dorian Debrand, Lectures, 29 novembre 2019
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