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Portrait photo de Francine Pelletier assise à une table devant une théière et une tasse de thé.
1 octobre 2023

Comment sauver son âme de francophone

Notre chroniqueuse rencontre la journaliste et réalisatrice Francine Pelletier, qui se questionne sur le nationalisme québécois actuel.

 

Franco-Ontarienne, Francine Pelletier a déménagé au Québec un jour d’octobre 1975 avec un idéal en tête : survivre. En pleine crise d’identité, il lui fallait « sauver son âme » de francophone, raconte-t-elle dans Au Québec, c’est comme ça qu’on vit (Lux), un essai éclairant qui pose un regard critique sur la montée du nationalisme identitaire.

La minorité francophone en Amérique est tel un cube de sucre à côté d’un gallon de café, souligne la journaliste et réalisatrice en reprenant l’image du romancier Yves Beauchemin.

Comment faire en sorte qu’elle ne se dissolve pas ? C’est l’une des questions que pose cet essai qui approfondit avec un angle plus personnel des thèmes déjà abordés dans l’excellent documentaire Bataille pour l’âme du Québec1.

Francine Pelletier a réalisé dans la jeune vingtaine, en allant poursuivre ses études en Alberta, à quel point le cube de sucre francophone était fragile. « Je ne me rendais pas vraiment compte que j’étais sur la voie de l’assimilation », raconte la journaliste. À Ottawa, bien qu’elle ait grandi dans une famille francophone et fréquenté l’école française, elle utilisait le français et l’anglais indifféremment, sans y réfléchir. « Il y avait toujours cette double culture chez nous. Et j’étais portée vers la culture anglophone parce qu’elle m’apparaissait plus enveloppante, plus winner. »

Enfant, elle avait pourtant vu sa mère, fière francophone, préférer passer une nuit en prison plutôt que de payer une contravention rédigée en anglais seulement. Mais contrairement à elle, elle ne se sentait pas l’âme d’une militante prête à aller derrière les barreaux pour défendre ses droits.

« J’étais trop jeune pour comprendre et je trouvais ma mère assez spéciale de faire ça ! Mais j’ai fini par saisir assez vite qu’il y a des choses pour lesquelles il faut se battre dans la vie. Il m’a semblé assez vite évident que les francophones étaient des perdants dans la grande équation canadienne. »

C’est donc en Alberta, dans un univers complètement anglophone où le fait français ne tenait qu’à un fil, qu’elle comprend qu’elle a un choix existentiel à faire : soit elle devient anglophone, soit elle déménage au Québec pour assurer sa survie.

«J’ai compris qu’il ne suffisait pas d’avoir accès à une langue. Il me fallait avoir accès à une culture. Et pour ça, cela prenait une masse critique de gens.»

Francine Pelletier

Lorsqu’elle débarque à Montréal en 1975 avec son chum albertain de l’époque, elle a immédiatement le sentiment qu’elle y est chez elle. « C’est comme si quelqu’un m’avait prise dans ses bras », écrit-elle.

C’était pour elle une année de grâce, marquée par la fin de la guerre au Viêtnam, l’Année internationale de la femme, la montée du Parti québécois et de son projet indépendantiste. Francine Pelletier est happée par le foisonnement culturel de ce Québec où souffle un vent d’optimisme. Elle y découvre la politique comme jamais. Elle y découvre aussi le féminisme, auquel elle ne s’identifie pas d’emblée, malgré les injonctions de sa sœur aînée, la comédienne Pol Pelletier, qui se rase la tête pour faire un pied de nez au patriarcat et essaie de faire son éducation.

« La lutte des classes, la lutte des sexes, la lutte pour l’indépendance… On avait l’impression que les gens étaient profondément engagés dans quelque chose. C’était difficile de résister à ça ! »

Francine Pelletier se sent interpellée par le rêve de René Lévesque de faire du Québec une « société modèle » et par la façon dont le Parti québécois réussira à redonner ses lettres de noblesse au nationalisme à un moment où, ailleurs en Occident, on s’en méfie.

Le nationalisme dont le PQ fait la promotion n’est pas uniquement civique, mais aussi progressiste, souligne-t-elle. Il tente d’unir tous ceux qui sont nés au Québec ou qui y vivent, peu importe leurs origines ou leurs croyances.

« Les immigrants font partie du pays d’une façon intime et intense, comme les pierres dans un mur scellé », dira le député et poète Gérald Godin.

Avec la loi 101, obligeant les enfants d’immigrants à fréquenter l’école française, une véritable révolution est en cours. « Le Québec francophone cessait de voir les étrangers comme une menace », croit Francine Pelletier.

Après le rêve et deux échecs référendaires pour le PQ, vint le désenchantement. À partir de 2007, dans la foulée de la crise des « accommodements raisonnables », le nationalisme québécois cesse d’être un projet progressiste et inclusif pour se muer en conservatisme défendant les valeurs du « Nous » de la « majorité historique francophone » et se méfiant de l’immigration. Un nationalisme dans lequel Francine Pelletier ne se reconnaît plus du tout.

Dans le discours politique dominant, la définition de ce qu’est un « bon Québécois » devient de plus en plus étroite, rappelle-t-elle. Au nom de l’identité ou des valeurs québécoises, on se met à pointer les minorités religieuses en général et les femmes musulmanes voilées en particulier. On se met à diaboliser le multiculturalisme et à tourner les coins ronds avec les droits fondamentaux, en banalisant le recours à « l’option nucléaire » de la clause de dérogation. « Parce qu’au Québec, c’est comme ça qu’on vit », dira François Legault dans une vidéo défendant la loi 21.

Mais est-ce vraiment ainsi que le Québec va réussir à survivre ?

Francine Pelletier ne le croit pas.

«C’est un discours démagogique que je déteste. Un discours qui passe pour de la pensée politique, mais n’en est pas.»

Francine Pelletier

Alors quoi ?

« Je crois que nous sommes à un moment dans l’histoire du Québec où il faut absolument trouver un autre modèle de survie. Je pense que c’est l’idée la plus importante du livre. Ça presse ! », dit-elle, en évoquant la réalité inéluctable de notre ère numérique dominée par l’anglais et la diversité culturelle du Québec, réalité tout aussi inéluctable pour les jeunes générations.

Pour sauver l’âme du Québec, on ne peut pas se contenter de protéger la langue française. Il faudra faire en sorte que la majorité des habitants du Québec ait envie de s’identifier à sa culture. Et pour ça, il faudrait écouter ce que la jeunesse en dit. Des gens comme Joshua Pace, jeune traducteur de 27 ans, qu’elle cite dans son livre :

« Ma mère est québécoise et mon père est un Français d’origine italienne ; je suis tout ce qu’il y a de plus blanc et d’assimilable. […] Comment expliquer alors que j’ai autant de mal à m’identifier à la culture québécoise ? Ou alors, la question devrait être : comment pourrais-je me sentir proche d’une culture qui échoue à représenter la différence, et mes amis noirs, arabes, asiatiques, latinos ? »

« Le Québec francophone de demain sera forcément multiculturel, diversifié, métissé, ou ne sera pas », croit Francine Pelletier. Mais on a encore bien du chemin à faire pour soutenir une culture dans laquelle tous se reconnaissent. « Il faut retrouver un discours où quand on dit “nous”, ça veut dire tout le monde. »

Notre entretien m’a rappelé à quel point il est dommage d’être privé du regard sur l’actualité de cette journaliste chevronnée, qui a toujours eu le courage de ses opinions, depuis qu’une chronique suivie d’un long rectificatif a brusquement sonné le glas de sa collaboration au Devoir en janvier 2022. Sans être toujours d’accord, je fais partie des nombreux lecteurs déçus de ne plus pouvoir la lire chaque semaine.

Bien qu’elle déplore ce départ précipité, Francine Pelletier souligne que cela lui a donné l’occasion de contribuer autrement au débat public. « On dit souvent que lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre… Ça me permet de faire des choses que je voulais faire depuis longtemps, mais que je n’avais jamais le temps de faire. Je voulais écrire plus longuement et ça m’a donné la possibilité de le faire. »

QUESTIONNAIRE SANS FILTRE

Le café et moi : Il m’en faut, un peu comme on se brosse les dents, deux fois par jour. C’est un rituel tout autant qu’une hygiène de vie.

Une lecture récente qui m’a marquée : Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (Gallimard). C’est un livre brillant. Si on veut comprendre ce qui se passe en Russie, non seulement maintenant, mais aussi depuis la désintégration de l’empire soviétique, l’arrivée des oligarques et de Poutine, il s’agit d’une lecture terriblement éclairante.

Le dernier livre québécois que j’ai adoré : Mille secrets mille dangers d’Alain Farah (Le Quartanier). Ce roman, à la fois drôle et lumineux, est une grande réussite. Il permet de voir le Québec d’un autre point de vue, celui de la deuxième génération d’enfants d’immigrants. C’est le Québec de demain. Un livre à lire absolument.

Des gens que j’aimerais réunir à ma table, morts ou vivants : Hannah Arendt, car c’est celle qui a le mieux essayé de comprendre la dernière époque maudite et que nous vivons aujourd’hui une nouvelle époque maudite, où les catastrophes se multiplient sans que l’on sache trop où l’on s’en va. J’aimerais l’entendre, aux côtés de Virginia Woolf, Leonard Cohen et René Lévesque. Ça ferait une belle tablée !

Un film qui m’a bouleversée : Amores Perros d’Alejandro González Iñárritu. C’est un film extrêmement dur et magnifique sur la difficulté d’aimer et de vivre. Et à la fin, il y a cette dédicace : « Parce que nous sommes aussi ce que nous avons perdu. »

Un proverbe que j’aime : Il y a ce proverbe anglais qui dit : « It’s always darkest before the dawn. » Il fait toujours le plus noir juste avant que le matin se lève… On a toujours tendance à désespérer juste au moment où les choses risquent de changer. Il faut être patient dans la vie – même si je n’ai moi-même pas beaucoup de patience !

QUI EST FRANCINE PELLETIER ?

  • Originaire d’Ottawa, Francine Pelletier est journaliste, réalisatrice et professeure en journalisme à l’Université Concordia.
  • Elle fait partie des fondatrices du magazine féministe La vie en rose (1980-1987).
  • Elle a été reporter et coanimatrice de l’émission d’affaires publiques The Fifth Estate, à la CBC (1995-2000).
  • Elle a signé des textes dans plusieurs médias, dont une chronique hebdomadaire dans Le Devoir (2013-2022).
  • Elle est notamment l’auteure de Second début : cendres et renaissances du féminisme(Atelier 10, 2015) et L’art de se mouiller. Chroniques pour nourrir le débat (Écosociété, 2022).
  • Elle a réalisé une douzaine de documentaires, dont Monsieur (2004) sur l’ex-premier ministre Jacques Parizeau.

Rima Elkouri, La Presse, 1er octobre 2023.

Photo: Martin Tremblay, La Presse

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