Colère, j’écris ton nom
L’anthologie des interventions de Mohamed Saïl rappelle la convergence ancienne des luttes sociales, anticoloniales et laïques.
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel /Hommes de pays loin / Cobayes des colonies / Doux petits musiciens (…) Étranges étrangers / Vous êtes de la ville / Vous êtes de sa vie / Même si mal en vivez / Même si vous en mourez”, écrivait Jacques Prévert. Ce poème, “Étranges étrangers”, c’est Mohamed Saïl qui l’aurait inspiré, et c’est à lui qu’il est dédié. Sa brève vie résume toutes les luttes de son époque, et au-delà. Mohamed Amezian ben Ameziane Saïl était militant anarchiste depuis l’âge de 17 ans. Alors que de nombreux anarchistes européens partaient en Afrique du Nord, il part en France, est déserteur pendant la Première Guerre mondiale, s’engage dans le groupe international de la colonne Durutti contre les franquistes pendant la guerre civile d’Espagne. Blessé, il ne peut plus exercer son métier de chauffeur-mécanicien et se fait réparateur de faïences. Il publie de nombreux textes, chroniques et interventions, dans des journaux en Algérie comme en France, Le Flambeau, L’Éveil social, L’Insurgé, L’Anarchie, Le Libertaire, La Tribune nord-africaine… Militant anticolonialiste, il est en 1923 un cofondateur du Comité d’action pour la défense des indigènes algériens et n’a de cesse de dénoncer le racisme. Ses positions antimilitaristes lui valent à plusieurs reprises des peines de prison… Onze ans au total de sa courte vie.
Actualité des luttes décoloniales
“Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils que vous leur avez appris à manier pour les diriger contre leurs véritables ennemis, au nom du droit à la vie, et non comme autrefois pour une soi-disant patrie marâtre et criminelle”, clamait-il à l’attention des administrateurs coloniaux. Aux travailleurs algériens, il clamait : “Bravo ! Tu commences à te réveiller, tu entres dans la lutte sociale après avoir compris que tu es opprimé.” Et de les mettre en garde contre les sirènes de tous bords politiques, tout en fustigeant les notables. “Le calvaire des indigènes algériens”, “À bas l’indigénat”, “Pour elle comme pour vous, debout, peuple algérien !”, “Justice !”, ses tribunes sont autant de cris. L’ironie y est cinglante, l’analyse d’une implacable lucidité, et le ton cru. Le politiste canadien Francis Dupuis-Déri qui a établi cette brève et intense anthologie souhaitait rappeler que le mouvement anarchiste n’était pas uniquement porté par des figures européennes comme Proudhon ou Bakounine. Il souligne l’écho aujourd’hui de ces textes “dans les luttes décoloniales en Occident et ailleurs”. Anticlérical et hostile à toute forme de dogmatisme, qu’il soit nationaliste, communiste ou religieux, Mohamed Saïl n’aspirait pas à une libération totale des seuls colons, mais à une libération totale.
Dans le texte
Civilisation (Lettre aux Français)
“Pour légitimer le gangstérisme le plus crapuleux à l’encontre de mes compatriotes, les gouvernants français continuent à se servir du mensonge le plus grossier. Ils se baptisent “civilisateurs”, mais cela ne trompe que les crétins, trop nombreux hélas ! dans cette France de 1951. Le terme de “civilisateurs” est une duperie tout juste bonne à faire rire les ânes les plus têtus; l’histoire que vous avez écrite, oh tristes sires, veut que les Maures d’Espagne qui allèrent jusqu’à Perpignan, et même jusqu’à Poitiers, et qui furent les constructeurs de l’Alhambra de Grenade soient les destructeurs de vos huttes sordides et fassent partie des pères de votre prétendue civilisation “française”! Alors, fermez vos gueules et avouez que vous n’êtes que de sinistres pantins dénués de tout scrupule, des goujats sans coeur, esclaves du veau d’or, voleurs et assassins professionnels sans autres excuses. Pour Hitler, la France était un pays sauvage qu’il fallait coûte que coûte civiliser. Pour Staline, la Pologne, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, etc., sont des contrées arriérées qu’il faut également mettre à la raison… et le baratin “civilisation” suit son chemin au détriment des idiots qui s’ignorent et applaudissent.”
Kenza Sefrioui, Tel quel, no 922, du 9 au 15 octobre 2020.
Photo: Mohamed Saïl (1894-1953) était un militant anarchiste, anticolonialiste et internationaliste kabyle.