Quand la citoyenneté devient un marché licite et lucratif
«Dans ce monde inquiet pour sa sécurité, obtenir un passeport est de plus en plus difficile. Rares sont ceux qui échappent à ce zèle administratif. Certains, en revanche, savent éviter ces tracasseries en achetant la nationalité d’États complaisants. A l’inverse, d’autres sont soumis aux caprices d’une bureaucratie absurde, car le pays qu’ils habitent refuse de leur accorder des papiers d’identité.
Ce décalage est au cœur de l’enquête réalisée par la journaliste indépendante Atossa Araxia Abrahamian sur le marché de la citoyenneté, un secteur d’activité en plein boom qui s’adresse aussi bien aux plus riches qu’aux parias. Pour en montrer l’essor, elle visite Saint-Kitts-et-Nevis et les Comores, pays insulaires très investis dans la remise en cause “du rapport entre l’homme et l’État”. Les Comores en sont l’exemple le plus saisissant. L’archipel, qui souffre d’une pauvreté endémique, a bien cru avoir trouvé en 2008 son sauveur en la personne de Bachar Kiwan, un magnat de la presse franco-syrien basé au Koweït. Il promet des lendemains qui chantent grâce à un “programme d’échange de citoyenneté” avec le Koweït.
En effet, la petite monarchie du Golfe cherche à se débarrasser d’une communauté, les bidoun – à ne pas confondre avec les Bédouins –, à qui elle refuse d’accorder la citoyenneté. Près de 100 000 personnes originaires du Koweït vivraient sous ce régime et leur activisme a fini par agacer. Bachar Kiwan a proposé une solution qui devait arranger tout le monde ou presque. Les Comores s’engagent à fournir un passeport à certains bidoun, ce qui permet au Koweït de les expulser plus facilement. En échange, l’État du Golfe doit “investir” aux Comores. Ce compromis ne reconnaît aux bidoun naturalisés Comoriens ni droit de vote ni droit de résidence dans leur nouveau pays.
Dépasser la notion de nationalité
Atossa Araxia Abrahamian suit ainsi le destin de l’un de ces hommes, Ahmed Abdul Khaleq, blogueur engagé pour la défense des droits des apatrides aux Émirats arabes unis. Arrêté une première fois en avril 2011, il est gracié par le président. Libéré, Ahmed Abdul Khaleq reprend ses activités militantes, mais il est bientôt la cible d’incessantes tracasseries. À force, les autorités parviennent à contraindre sa famille de demander un passeport comorien, puis à l’expulser, lui seul, en 2012, vers la Thaïlande. Il vit aujourd’hui au Canada, où il a obtenu le statut de réfugié. Il est l’un des malheureux chanceux de ce triste commerce.
La combine ne marche cependant qu’un temps. Depuis, le programme semble avoir été suspendu, notamment pour des raisons politiques. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les passeports seront renouvelables. Et personne ne sait combien les Comores en ont délivré, à quel prix, ni combien Kiwan gardait pour lui…
À Saint-Kitts-et-Nevis, le tableau est tout autre: les affaires sont florissantes, même si au moment de déclarer son indépendance, en 1983, ce territoire jusque-là britannique des Petites Antilles faisait face au même problème que les Comores: comment développer son économie? En 1984, ce micro-État caribéen crée un programme d’immigrés investisseurs, lequel ne décolle qu’en 2006 grâce à l’intervention de Henley & Partners, un cabinet spécialisé dans ce secteur. Celui-ci propose que la vente du passeport se fasse sans obligation de séjourner sur l’archipel; un avantage qui le distingue de ses voisins des Caraïbes, où l’on persiste à demander aux nantis de visiter le pays dont ils choisissent d’obtenir la nationalité. À Saint-Kitts·et-Nevis, on peut, moyennant 25 0000 dollars (223 000 euros) obtenir des papiers et ainsi “voyager avec plus de liberté, payer moins d’impôt, fuir son gouvernement”. Henley & Partners fait de cet État fédéral son produit phare et son cheval de bataille.
En 2009, grâce à un intense lobbying, la firme obtient de Bruxelles que les détenteurs d’un passeport de Saint-Kitts-et-Nevis aient un accès sans visa à l’espace Schengen, une aubaine, notamment pour les hommes d’affaires chinois et russes. Fort de ce succès, Henley & Partners développe un projet analogue pour Malte. Mais, à Bruxelles, ce projet passe mal: peut-on laisser un État membre de la zone euro organiser la vente de papiers d’identité? L’Europe choisit finalement de laisser faire.
Dans son enquête, Atossa Araxia Abrahamian montre la corruption à l’œuvre aux Comores, le talent des hommes d’affaires qui poursuivent ces programmes et leur érudition juridique. Elle mène enfin une réflexion plus large sur la nationalité, une institution qu’elle voit mal sortir intacte de la mondialisation.
La journaliste évoque notamment la crise des migrants et l’afflux des réfugiés en Europe. Elle y voit une autre manifestation de l’altération des notions de territoire et d’appartenance. Au plus fort de la vague migratoire, en 2015, plusieurs voix en Europe ont demandé la fermeture des frontières, comme s’il s’agissait d’un simple verrou. D’autres y ont vu un prétexte supplémentaire pour se replier sur des positions identitaires en opposant les civilisations les unes contre autres. Selon elle, cette nostalgie n’a plus de sens. Car ce ne sont pas les personnes forcées de quitter leur pays qui brouillent les repères, mais ceux qui ont les moyens de se jouer des institutions.
L’auteure n’a pas écrit un nouveau brûlot contre les élites mondiales. Citoyenne suisse, canadienne et iranienne, sans avoir cherché à collectionner les passeports, elle a conscience de sa chance et souhaite que l’on puisse en effet dépasser la notion de nationalité en adoptant un cosmopolitisme solidaire. Si notre conscience ne nous en convainc pas, le réchauffement climatique, qui jettera sur les routes des millions de déplacés, s’en chargera.»
– Marc-Olivier Bherer, Le Monde, 12 septembre 2016