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26 octobre 2021

Ce qui se cache derrière «Du diesel dans les veines»

Le livre Du diesel dans les veines, de Serge Bouchard et Mark Fortier, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2021 dans la catégorie Essais.

Disparu en 2021, Serge Bouchard était un anthropologue et un passionné des cultures amérindiennes. Conférencier recherché, communicateur, il a animé plusieurs émissions phares à la radio sur les ondes de Radio-Canada. De remarquables oubliés, Une épinette noire nommée Diesel, Les chemins de travers et, avec Jean-Philippe Pleau, l’émission C’est fou. Auteur, il a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, dont Le peuple rieur : Hommage à mes amis innus et les deux tomes des Remarquables oubliés : Elles ont fait l’Amérique et Ils ont couru l’Amérique. Serge Bouchard a reçu en 2017 un Prix littéraire du Gouverneur général pour son recueil Les yeux tristes de mon camion. Il a collaboré à de nombreuses revues au fil des ans, notamment Québec Science et L’Inconvénient, où il a été chroniqueur. Homme de parole et écrivain de talent, Serge Bouchard est, de l’avis de plusieurs, un des intellectuels les plus originaux de sa génération.

Mark Fortier est sociologue. Il a exercé un temps le métier de journaliste, notamment à l’hebdomadaire ICI, où il fut chef de pupitre, puis il a enseigné à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a traduit de l’anglais Le triomphe de l’image, de l’historien Daniel Boorstin, il a aussi écrit l’essai Mélancolies identitaires : Une année à lire Mathieu Bock-Côté. Il est chroniqueur au magazine Lettres québécoises.

Comment s’est déroulée la création de ce livre ?

Mark Fortier : À l’origine de l’essai Du diesel dans les veines, il y a la thèse de doctorat de Serge Bouchard, dirigée par Bernard Arcand et déposée au Département d’anthropologie de l’Université McGill en 1980. Serge Bouchard avait toujours eu l’intention de transformer la matière de cette recherche en un essai accessible à un large public. Ce projet de réécriture, de son propre aveu, l’effrayait et il le reportait sans cesse. Nous avons longtemps discuté, lui et moi, de ce que pourrait être ce livre, à tel point que j’en avais une idée très claire. Au début de la pandémie, je me suis mis à l’écrire, spontanément et sans avertir Serge. « La lecture des chapitres que tu m’as envoyés m’a plu au point de m’ébranler », m’a répondu Serge après que je lui ai envoyé ces textes, qu’il n’attendait pas. Un an plus tard paraissait Du diesel dans les veines : La saga des camionneurs du Nord.

Dans C’était au temps des mammouths laineux, Serge Bouchard rappelle que s’il est « devenu un camion » sur les routes de la Baie-James en 1975, ce n’était pas « pour se rapprocher du réel », mais pour explorer la pensée symbolique et l’imaginaire humain. En effet, là où d’autres n’auraient vu que de puissants moteurs et une main-d’œuvre exploitée, Serge Bouchard a vu les inventeurs d’une culture unique. Ses camionneurs sont des artistes, de grands rêveurs, des humoristes, des poètes et des orfèvres de la parole.

Tout l’intérêt du livre de Serge Bouchard et Mark Fortier, a ainsi écrit le critique littéraire Santiago Artozqui sur le site Web En attendant Nadeau, « est de nous faire ressentir cette relation symbiotique entre l’homme et sa machine. L’un sans l’autre, ils ne sont rien, mais ensemble ils deviennent légendaires. »

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Extrait de l’essai Du diesel dans les veines 

Aux routiers

Nous roulions depuis au moins six heures sans nous être une seule fois arrêtés. Le moteur du camion ronronnait à un rythme régulier sur la route de la Baie-James. Nous étions en hiver et la neige légère n’arrêtait pas de tournoyer autour de notre remorque. Ensemble, hommes et camion, nous formions un gros bloc de neige poudreuse traversé de glaçons. […] Dans les circonstances de cette noirceur et de cette route glacée, nous n’allions pas bien vite. Magella, le chauffeur, ne parlait plus depuis des heures. Lui et moi, engourdis, nous nous enfoncions dans nos rêves, […] chacun était parti très loin en direction de son for intérieur. 

Finalement, Magella brisa le silence : « Si on veut manger un morceau, prendre un café, y faut s’arrêter à la cantine, à cinq kilomètres d’ici. C’est la seule place. » Et il ajouta : « Le camion est ben parti, y voudra pus s’arrêter. On est deux fois plus lourds depuis qu’on ramasse la route à mesure qu’on roule dessus. Y faut y faire comprendre, au camion, qu’on a besoin de pisser. » Cela dit, il se mit à ralentir graduellement. Le frein moteur faisait un grondement qui dut être entendu à vingt kilomètres à la ronde. […] Enfin, la masse s’immobilisa dans un bruit d’air comprimé soudainement relâché et nous sommes descendus de la cabine. 

[…] Une fois entré dans la cantine faiblement éclairée, Magella se dirigea sans rien dire dans un recoin où il choisit une table isolée. Les chauffeurs des autres camions étaient regroupés autour d’une seule table. Après un moment, l’un d’eux nous interpella : « Hé ! C’est tout un voyage que vous charriez là, ça fait dix minutes qu’on vous entend approcher. » Mon compagnon ne répondit pas. Les autres de continuer : « Restez pas dans votre coin, venez vous asseoir avec nous autres ! » Mon compagnon ne répondit toujours pas. Il me fit un clin d’œil. Pendant de longues secondes, ce fut le silence le plus total. Puis Magella de lancer : « Je m’assois juste avec des vrais chauffeurs de truck, moi, je me tiens pas avec des chauffeurs de pick-up ! »

La petite assemblée éclata de rire, d’un de ces rires généreux qui est le propre des hommes inquiets et épuisés. Et Magella de poursuivre : « J’ai d’autres choses à faire que de jaser avec vous autres ! Ces jours-ci, je voyage avec un écrivain qui s’intéresse aux camionneurs. Y fait une recherche sur les truckeurs et y vient de me dire qu’y en a trouvé un vrai ! » Avec un art consommé du récit, Magella continua sur le même ton, déclenchant rire sur rire. Jamais je n’ai oublié cette nuit sur la route de la Baie-James. On dit que conduire un camion au long cours est l’un des métiers les plus ennuyants du monde. Et pourtant, durant ce voyage-là, j’ai médité, j’ai ri, je me suis émerveillé de la nuit boréale et de la beauté des machines, et j’ai mangé le meilleur hot chicken du monde.

Paraphrasant Guillaume Apollinaire, je conclurai ainsi : « Crains qu’un jour les beaux camions ne t’émeuvent plus. Car alors, tu risques fort de la trouver monotone, la longue route de la vie. »

L’Actualité, 26 octobre 2021

Lisez l’original ici.

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