«Capitalisme de plateforme» dans la Nouvelle Revue du travail
Ce petit ouvrage est la traduction française, par Philippe Blouin, d’un texte publié en 2017 (Plateform capitalism, Polity Press). Nick Srnicek est un philosophe britannique et aussi un militant « de gauche », fidèle à Marx. Il avait écrit avec Alex Williams un livre (Inventing the Future. Postcapitalism and a World Without Work, Verso, 2015) et des articles en français (2014 et 2016) qui prônent un « imaginaire post travail », « post capitaliste », grâce à l’automation du travail, la suppression du salariat et l’instauration d’un revenu universel. Face aux « cataclysmes » et « apocalypses » (2014, p. 23) écologiques auxquels doit faire face notre civilisation, ils prônent la sortie du capitalisme néolibéral par « l’accélérationisme ». La gauche, d’après eux, doit tirer parti des avancées scientifiques et technologiques. Aussi, « les plateformes matérielles de production, de finance, de logistique et de consommation peuvent et devront être reprogrammées et reformatées en direction de finalités post-capitalistes » (Srnicek & Williams, 2014, p. 31).
Le capitalisme de Plateformes est pareillement un livre militant, écrit « pour la gauche » (p. 13), dans un cadre théorique économique néomarxiste. Il offre un point de vue critique sur l’usage capitaliste des plateformes et alerte avec force sur les risques que nous réserverait l’avenir.
Nick Srnicek part de l’objet technique : les « plateformes ». Il les définit comme des « infrastructures numériques qui permettent à deux ou plusieurs groupes d’interagir » (p. 48). Elles sont donc des « intermédiaires » entre des acteurs humains (clients, fournisseurs, annonceurs…) mais aussi entre eux et des objets connectés. Cependant, l’ouvrage entend aborder plus largement des « technologies émergentes » : les plateformes certes, mais aussi « les métadonnées (big data), la fabrication additive (additive manufacturing), la robotique de pointe, l’apprentissage automatique (machine learning) et l’internet des objets » (p. 7).
L’auteur veut montrer que l’avènement du « capitalisme des plateformes » résulte de l’histoire du capitalisme. Il rappelle que ce régime économique est avant tout caractérisé par l’exigence de profit. Il propose ensuite une typologie des plateformes. Enfin, il « dessine à grands traits quelques prédictions sur l’avenir du capitalisme de plateforme » (p. 13).
Le premier chapitre (La longue récession) dessine, à grands traits sélectifs, une histoire économique et monétaire principalement étasunienne du capitalisme depuis les années 1970. Il s’appuie sur la thèse de Brenner, selon laquelle ce qui caractérise le capitalisme, c’est la séparation des travailleurs d’avec leurs moyens de subsistance, et le nécessaire recours au marché. Celui-ci génère une dynamique d’innovation, de croissance et de quête infinie de productivité. Elle produit également une séparation des classes entre une main-d’œuvre bon marché et des gestionnaires à qui sont confiées les tâches intellectuelles. Trois moments sont ensuite décrits pour montrer que le capitalisme des plateformes trouve son « origine » (p. 40) dans une histoire, ici économique plus que sociale ou technique. D’après Srnicek, la crise de surproduction généralisée des années 1970 a produit un hypertaylorisme précaire (sous-traitance, affaiblissement des syndicats et délocalisations) sur fond de « marasme dans la rentabilité » (p. 24). Les années 1990 voient un « keynésianisme financier » (l’expression est de Brenner) orienter l’investissement vers la « commercialisation fatidique d’internet » (p. 25) et la mise en place de l’infrastructure de l’économie numérique ; enfin, en réponse à la crise des subprimes en 2008, l’État s’est endetté et a imposé la « rigueur ». La politique monétaire a eu pour effet d’orienter les investissements vers des actifs risqués. En outre, une thésaurisation « énorme » de liquidités par les entreprises du numérique, notamment dans les paradis fiscaux, va de pair avec une « prolétarisation généralisée » (p. 38) et un important chômage.
Le second chapitre (Le capitalisme de plateforme) pose que l’économie des plateformes a pour caractéristique principale « l’extraction et la mobilisation d’une matière première » – au sens marxien du terme – bien particulière : il s’agit des « données » (p. 44). Contre les thèses de l’économie immatérielle, il rappelle que cette extraction demande des infrastructures lourdes (équipements informatiques, production d’électricité) et du travail, puisqu’il faut capter, enregistrer, analyser et vendre ces data aux annonceurs. Il souligne enfin que l’effet de réseau favorise la constitution de monopoles et la multiplication de financements croisés entre acteurs.
Il propose ensuite une typologie des plateformes, ou plutôt des usages sociaux des plateformes. Il semble qu’elle soit fondée sur des critères de fonctionnalité et de modèle d’affaire. Elles sont au nombre de cinq, d’après Srnicek :
- les plateformes publicitaires (tels Google ou Facebook) ont comme revenu principal la vente au marché publicitaire de données extraites de particuliers, d’entreprises, de l’État et d’objets connectés ;
- les plateformes nuagiques tel AWS, qui font de la plateforme elle-même (serveurs, calculs, logiciels, systèmes d’exploitation et applications) un produit fonctionnel que son propriétaire peut louer à d’autres firmes. Elles prennent alors le risque de placer ce fournisseur en position de force inégalée ;
- les plateformes industrielles (dite 4.0), telle que MindSphere de Siemens, utilisent l’internet des objets pour optimiser la production industrielle. Elles peuvent aussi être louées, mettant là encore, les fournisseurs de ce service en position de pouvoir connaître et « surveiller » (p. 75) ses clients ;
- les plateformes de produits à la demande, tel Zipcar ou les fabricants de moteurs d’avion, qui vendent leurs « produits en tant que service » ;
- et enfin, les plateformes allégées, comme Uber, qui externalisent la plupart des coûts du capital et du travail et rétribuent des travailleurs indépendants, à la tâche. Ce faisant, ils déplacent sur Internet le marché du travail des « journaliers » (p. 83) obligés « d’accepter n’importe quoi pour survivre » (p. 86), tout en accroissant leur surveillance. L’auteur montre que, contrairement aux autres plateformes qui enregistrent des taux de croissance, de profit et de capitalisation boursière faramineux, celles-ci ne sont pas encore rentables. Il prédit qu’elles vont disparaître.
Ces cinq types de plateformes ont en commun de mettre l’extraction de « données » au cœur de leur modèle. Elles poursuivent, d’après l’auteur, des faits sociaux plus anciens : juste à temps, délocalisation, sous-traitance du travail non qualifié et sous payé, pour une population « excédentaire de plus en plus désespérée » (p. 96). Elles transforment l’entreprise capitaliste, sur fond de concentration de la propriété : alors, « ces firmes deviennent propriétaires de l’infrastructure même de la société » (p. 97).
Le troisième chapitre (La guerre des plateformes) plus court, entend faire un exercice de prospective. L’auteur replace les plateformes dans l’histoire du capitalisme et identifie trois « tendances ». Premièrement, la concurrence n’étant plus sur les prix mais sur la course à l’extraction quantitative de données, les firmes tendent à fusionner. En outre, elles investissent dans les outils de captation de nos activités quotidiennes – notamment avec l’internet des objets – et de leur analyse (serveurs, intelligence artificielle). Deuxièmement, l’enjeu d’occuper des positions dominantes ne se fait plus par concentration mais par « connexions rhizomatiques » (p. 108). Elles engendreraient un phénomène de convergence vers une « plateforme modèle », des partenariats et des fusions acquisitions. Mais, troisièmement, les plateformes ont intérêt à rendre les utilisateurs dépendants de leurs services en se rendant incontournables. C’est ce que tente de faire Facebook lorsqu’il intègre tous ses services (information, achat…) sur une application fermée. Si chacune des firmes développe ainsi son application, tout en tentant de se débarrasser de sa dépendance à l’égard des autres plateformes, alors nous irions non plus vers la convergence annoncée précédemment, mais plutôt vers une fragmentation.
Srnicek liste ensuite, dans un contexte de surproduction mondiale qui pousse l’épargne vers ces entreprises, les « défis » actuels. Il examine la fragilité des modèles de plateformes allégées (pas rentables, pas indispensables, faiblement productives, critiquées par les travailleurs). Il observe que les plateformes publicitaires sont aussi fragiles du fait de dépendre totalement du marché éponyme et de la captation de données, à un moment où les utilisateurs s’équipent pour y échapper.
Srnicek conclue en exposant ses opinions quant aux solutions généralement avancées : le coopérativisme de plateforme ne ferait qu’accroître l’auto-exploitation ; la régulation étatique est nécessaire mais ne change rien aux structures économiques. Il préconise finalement de donner la propriété et le contrôle des plateformes à la population et plus radicalement, de « concevoir des plateformes post-capitalistes », collectivisées, sans en décrire le fonctionnement précis toutefois.
Ce livre, par son ambition, son érudition et ses références à des articles scientifiques, pourrait passer pour un ouvrage de recherche. Mais le lecteur ne trouvera ici ni enquête méthodique, ni revue de l’art, ni démonstration argumentée, ni réflexivité théorique sur l’emploi les concepts marxiens (valeur, plus-value, travail…) pourtant questionnés par les transformations observées. Le propos est illustré par des « exemples » intéressants, mais qu’il tend à généraliser parfois audacieusement. L’objet de cet opuscule n’est pas d’instruire une discussion scientifique avec la littérature existante, qu’elle concerne l’histoire du capitalisme ou les typologies de plateformes. Sa typologie présente la grande qualité de nous montrer, derrière l’arbre Uber, la forêt des autres usages sociaux des plateformes. Cependant, elle en omet, telles les plateformes coopératives (Scholz, 2013), de « micro travail » (Berg, 2016 ; Casilli, 2019), de gaming (Johnson et Woodcock, 2017 ; Cocq, 2018), ou à but non lucratif (Graham and Alii., 2015). Elle tend à généraliser rapidement le cas américain, alors que nous savons les nuances importantes qu’il faut apporter selon les types de marché du travail et les pays (Huws et Alii, 2018) comme selon les secteurs d’activité. Ceci questionne finalement la pertinence du singulier dans l’expression « capitalisme de plateformes ».
Cet ouvrage est écrit par un militant, à partir des données issues des acteurs de la pratique essentiellement. Le lecteur sera d’ailleurs parfois surpris par l’emploi d’expressions indigènes ou médiatiques (« l’ADN des plateformes »…). Dans ce livre, Srnicek utilise des enquêtes scientifiques (surtout économiques) de seconde main. Mais elles ne représentent que 30 % de ses références. Il mobilise en réalité surtout des informations, chiffres, analyses et prévisions fournies par la presse (40 % des références), par des cabinets de conseil, think tanks, lobbys et entreprises de plateforme (16 %), les statistiques publiques et de grands organismes bancaires (14 %), eux aussi forts impliqués dans cette économie. Autrement dit, ce livre se présente comme une critique des productions et usage économiques des data en mode capitaliste numérique… mais il est construit à partir d’informations produites par les acteurs étudiés, sans jamais les questionner ou les sociologiser.
Le mot « data », notamment, n’est pas déconstruit, alors que l’auteur nous explique fort bien que les plateformes ne font pas que capter, analyser, et vendre des « données », mais qu’elles les construisent. Elles sont saturées de conventions, orientées par des intérêts, et diffusées dans des rapports sociaux serrés, ici comme en science ou dans les statistiques publiques (Desrosières, 2000).
Nous savons l’importance qu’il y a à sociologiser les discours émis par des groupes professionnels, qu’ils soient des entreprises, des consultants, des lobbyistes, des groupes de presse ou des activistes, pour comprendre le fait social qu’ils contribuent à construire. Or dans cet ouvrage, ce que dit McKinsey ou le The Financial Times sur le présent et l’avenir du capitalisme des plateformes est pris comme une information de même nature que celle des articles scientifiques, étonnement. En somme, pour les sociologues du travail, ce livre constitue un document empirique intéressant pour analyser le positionnement épistémologique et politique d’un intellectuel néomarxiste concernant les questions du travail et de l’emploi dans les usages capitalistiques les plateformes.
Marie-Anne Dujarier, Nouvelle Revue du travail, no 15, 2019
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