Biorégion ou barbarie
Et si le projet biorégional pouvait nous aider à traverser l’effondrement? Dans cet extrait de l’essai Faire que!, récemment paru chez Lux Éditeur, l’auteur et philosophe Alain Deneault appelle à un certain retour à la terre.
«Comment faire pour passer de notre monde à ce monde-là?» se demande Kirkpatrick Sale. Que faire? En définitive, la question s’est peu posée de manière explicite dans des écrits de référence du biorégionalisme. Aucune «réponse exacte1». Pas besoin? Tout se ferait virtuellement. Leur corpus, en grande partie d’auteurs anarchistes, les amène à présumer que des forums horizontaux de démocratie directe s’organisent d’eux-mêmes, entre citoyens devenus consentants. Qu’ils fleuriraient à la manière des plantes avec lesquelles il faudrait entrer en symbiose. Aux États-Unis la question du régionalisme serait dans l’air du temps. Il suffirait de raviver les mœurs ancestrales du peuple pour qu’il se souvienne avoir vécu à cette échelle2. Suffisamment pour qu’un jour, les biorégions coulent de source, au moins partiellement, librement, sans déranger. La biorégion est appelée à s’adapter insensiblement aux conjonctures politiques, à l’instar du vivant3. Or, l’anarchisme ne saurait désigner quoi que ce soit d’autre que le clin d’œil d’une panne institutionnelle, le moment événementiel d’où sourd une organisation nouvelle. Un événement politique est l’art de défaire les liens convenus—temps d’anarchie—pour les recomposer. Des raccourcis, des essais, des tentatives qui tentent de répondre aux nécessités de l’histoire, par des fonctionnements qui échappent aux lourdeurs de la technocratie et à la hiérarchie des paroles autorisées. L’anarchè est l’heure alégale où se déclare arbitrairement, souvent par la force ou la violence, un ordre, un règne, une règle, des lois, une forme d’organisation. Walter Benjamin a démontré combien la loi constitutionnelle d’un État et son fondement juridique ne procèdent de rien, un fondement toujours hors-sol, une absence définitive de légitimité. L’État se pare ensuite d’arguments, de symboles, de récits et d’écrans pour nier le caractère arbitraire de sa naissance, et redouble d’ardeur pour réprimer tout acte de violence à son endroit, rappel de l’autre acte de violence auquel il doit son institutionnalisation4. La biorégion comme forme d’organisation ne saurait faire exception: le plus grand nombre devra l’imposer pour faire valoir des principes éminents et impérieux en ces temps de débâcle politique et écologique. Dans un temps événementiel qui sera celui de la politique active.
Il nous paraît clair, à nous, qu’à la Renaissance, la politique s’organisait par strates, que les pouvoirs se distribuaient sur un millefeuille institutionnel. Un paysan voyait planer au-dessus de lui des strates de pouvoirs: le royaume de France, la seigneurie à laquelle il appartenait, le vassal et l’Église lui infligeant tour à tour impôts, honoraires, loyers et dîmes. Ne perçoit-on pas aujourd’hui aussi nettement le partage encore plus complexe de l’autorité entre instances concurrentes? L’État lui-même se réfracte selon ses vocations législative, exécutive et juridictionnelle, se stratifie sous la forme d’autorités régionales et municipales, et se voit flanqué de pouvoirs financiers que sont les banques, qui imposent leur charge sous la forme d’intérêts. Bien qu’il les autorise, celles-ci peuvent se révéler de fait plus puissantes que lui. À cela s’ajoute la grande industrie, s’enrichissant souvent grâce à de faramineux taux de profit, et capable de poursuivre l’État devant des tribunaux ad hoc ou d’en corrompre les agents, tout en le suppléant dans une multitude de secteurs (éducation, recherche, culture, aménagement du territoire, économie régionale…). Enfin viennent les petites mafias, leur pizzo (impôt officieux) et l’ordre informel qu’elles régissent. Dans cet épais millefeuille, la biorégion marque un acte de résistance de la part de peuples régionaux qui entendent reconquérir leur droit, se donner une souveraineté alimentaire, une autonomie énergétique et une liberté intellectuelle. Agonistique, la biorégion, pour s’imposer, est nécessairement l’œuvre de sujets déterminés à transformer des relations de survie érigées par une nécessité historique en une forme d’organisation pérenne.
La perspective biorégionale est un objet de désir. Elle a donné au cinéma son plus beau happy end. Il appartient au Sel de la Terre, un documentaire sur le photographe Sebastião Salgado, qu’a réalisé son petit-fils Juliano Ribeiro Salgado avec Wim Wenders. Mais ce film expose d’abord crûment son public aux violences terribles du XXe siècle. Dans le contraste du noir et blanc nous assaillent le bagne de la mine d’or de Serra Pelada au Brésil, la cruelle famine d’Éthiopie, la guerre ethnique des Serbes dans les Balkans et surtout, coup fatal, la pure catastrophe que représente le génocide des Tutsis par des Hutus au Rwanda. Le héros du film se souvient avoir sombré dans une profonde dépression et ses photographies nous y entraînent avec lui. Comment racheter tant de malheurs? Je me suis retiré d’ici en ne croyant plus à rien. Je ne croyais pas qu’il y avait de salut pour l’espèce humaine. On ne pouvait pas survivre à une chose pareille. On ne méritait pas de vivre non plus. Personne ne méritait de vivre.5» Rentré chez lui, livide, accompagné de son héroïque épouse Lélia, il réinvestit avec elle leur ferme familiale du Brésil, alors en friche, «une vaste étendue de poussière». La famille s’emploie à semer cette partie dévastée de la forêt tropicale. On croit revoir L’homme qui plantait des arbres6 sous la forme d’un essai cinématographique. En dix ans, cette initiative conduira au déploiement de 600 hectares de forêt. Un parfait bonheur. «C’est un miracle, pas moins», commente de sa voix douce Juliano Ribeiro Salgado en voix hors champ. La famille y fonde l’Instituto Terra, pour garder sauf un commun dédié à la biodiversité. Des témoignages comme celui-ci fleurissent aujourd’hui. Le documentaire River and Tides7 en est un autre. Il porte sur une incarnation parfaite de l’agir biorégional, l’œuvre d’Andy Goldsworthy, parangon du land art. Doux, appliqué, patient, grave, intime et universel, l’artiste réunit avec un naturel déconcertant philosophie, sciences et politique. Didactique sans nécessairement le vouloir, il nous montre comment composer avec le territoire et le vivant. Le procédé à l’œuvre génère des formes à partir des éléments de la nature comme si cette nature elle-même les avait générées. En fait, elle les a générées puisque nous en sommes partie intégrante, et nous le redevenons dans cet acte. Nous ne sommes plus seulement la nature qui se défend, mais celle qui se déploie en symbiose avec les éléments. Les œuvres produites s’insèrent dans la nature parmi les miracles grands ou petits qu’elle engendre, et s’y décomposent plus ou moins rapidement, dans son vaste mouvement global. De grands dômes de pierre sont fouettés par les marées tandis que les agencements de pétales se dissolvent dans des points d’eau circonscrits. L’artiste touche à tout: laine de mouton, tiges en bois, mousses, brindilles, glaçons… Pour travailler chaque matière, il lui faut la connaître techniquement, considérer sa provenance, sa gestation, sa production, son poids, sa consistance. Il l’apprivoise en en usant dans ses compositions. Son leitmotiv, les courbes sinueuses du réel inspirées des cours d’eau vus de haut, il les reproduit avec ces différents matériaux qui tombent sous sa main. Les murs de pierre en forêt, la laine de mouton tissée en fils épais ou encore les feuilles cousues les unes aux autres forment ces parcours serpentins qui se marient au paysage. Ici, surtout, la ligne intégrée au territoire, mouvante et incertaine, ne définit pas une frontière imposée par quelque géopolitologue ou puissance impériale. Elle suit un flux de vie et le révèle. Le mouvement accompagne les dynamiques du vivant comme s’il s’agissait d’une arborescence de colonnes vertébrales. Les tracés ne définissent plus le pourtour territorial dans une volonté de se l’approprier, mais les lignes de force qui le constituent. C’est vrai en superficie comme en hauteur: le fil qui longe le relief territorial se présente comme le pendant des profils urbains, les prétentieuses skylines, cédant ici la place à une compréhension organique du dénivelé physique, pour en apprécier la densité plutôt que les limites. La matière nous parle, comme cette terre rouge vif parce qu’à forte teneur en fer. Elle nous interpelle vivement puisque cette même composante explique le rouge de notre sang. Nous sommes reliés à elle. Toute la société, à l’échelle de son village d’Écosse, se trouve emportée par cette cinétique. Goldsworthy observe une rue et se désole de sa sociologie: on y naît d’un côté où la mort est refoulée, on y meurt de l’autre où la naissance est oubliée. C’est à la condition de comprendre le cycle en entier qu’une société comme tout peut être bien portante. En s’entretenant. Tout le projet biorégional s’y trouve. Et l’œuvre s’attelle à faire qu’on éprouve, comprenne et mette en pratique ces rapports dignes de ce qu’on appelle en philosophie une économie. Alors, l’avenir est à nous.
Alain Deneault, docteur en philosophie de l’Université Paris-VIII, est notamment l’auteur de Bande de colons (Lux, 2020), finaliste au Prix des libraires du Québec, et de Mœurs (Lux, 2022). Il enseigne la philosophie et la sociologie au campus de Shippagan de l’Université de Moncton.
Nouveau Projet, 11 novembre 2024.
Photo: Erkki Voutilainen / Maaseudun Tulevaisuus
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