«Au temps de la pensée pressée» de Jean-Philippe Pleau: tranches de vie
Il n’est pas facile de ramer seul en pleine mer lorsque pendant dix ans on le faisait en équipe avec un communicateur et vulgarisateur hors pair comme l’était celui qu’on surnommait affectueusement le mammouth laineux, Serge Bouchard. Jean-Philippe Pleau en est bien conscient et les premiers textes de cet ouvrage sont empreints de ce grand vide et de doux souvenirs partagés.
C’est que l’auteur, Jean-Philippe Pleau, sociologue de formation, a coanimé pendant plusieurs années avec le regretté anthropologue l’émission C’est fou… sur les ondes de la radio publique. À la manière d’un marathonien, Pleau prenait le relais, à la suite de C’est fou…, avec l’émission Réfléchir à voix haute, à l’intérieur de laquelle il y avait un segment intitulé Réfléchir à voix basse. La majeure partie des textes de ce recueil provient de ce segment.
De doux souvenirs, ce livre en est plein. Se souvenir, c’est l’amorce de la compréhension du monde dans lequel on est plongé. Il ne faut surtout pas confondre l’histoire qui s’écrit sous nos yeux avec celle du temps long, dit-il.
Où sont les gentils?
Se questionnant sur la perte de certaines valeurs, Pleau se demande où sont les gentils aujourd’hui. À l’école primaire, près de chez lui, on fait appel sans cesse à la gentillesse des enfants pour les inciter à rejeter les comportements individualistes. Au très connu «chacun pour soi», on recommande le «chacun pour l’autre».
Certaines valeurs, comme le partage et la solidarité qu’on retrouvait dans la pratique de la religion catholique, ont foutu le camp avec la transformation accélérée de la société. La fréquentation des églises est une chose du passé, constate-t-il sans amertume.
«Mes enfants de 15, 13 et 7 ans n’y ont jamais mis les pieds, sauf pour des ventes de livres usagés et des bazars.»
Bien souvent, les vieilles structures accueillantes ont été remplacées par un modernisme de mauvais goût, comme l’arrivée de centres commerciaux et autres Costco dans un paysage jadis bucolique.
C’est ce qui s’est passé à Drummondville, sa ville natale, nous raconte Pleau. Un magnifique boisé a été sacrifié pour permettre l’érection de ces temples de la consommation qui font preuve d’un manque flagrant d’imagination.
Intéressante cette distinction qu’il fait entre l’ennui passager et «l’ennui qui se transforme en mal de vivre». Ainsi, un trop-plein d’activités chez l’enfant développerait une «habitude hédonique» qui, lorsqu’un manque surgit, le pousserait vers une forme d’ennui. Mais cet ennui est bénéfique, dit-il. «C’est un luxe, un privilège, une richesse», qui ne devrait surtout pas disparaître avec l’âge.
Le jeu de blocs Lego, inventé en 1932, donne lieu à une réflexion philosophique sur la création et le conformisme. Un ouvrage écrit par Tommaso W. Bertolotti, Legosophie. Petite philosophie du Lego, nous apprend, selon le sociologue, qu’il y a deux façons d’appréhender la construction du monde. Soit «en respectant la vraisemblance et l’ordre de la structure prévue» par le concepteur du jeu, soit «par pure fantaisie et guidé par la liberté et la créativité».
Soit le monde est immuable, soit il ne l’est pas, et ce sont alors les tensions et les contradictions qui font naître l’équilibre du monde. Or les deux voies ne sont pas contradictoires, affirme Bertolotti, mais plutôt complémentaires.
«Aucun Lego n’est définitif, pas plus qu’aucune véritable philosophie. Commence par les instructions, et n’arrête jamais de t’émerveiller face à ce que tu peux faire», dit-il.
Je ne verrai plus jamais le jeu de Lego de la même manière.
En territoire familier
Ce recueil de chroniques est rempli de belles surprises. On se promène d’un univers à un autre, entre enfance et vie d’adulte, comme en territoire familier, avec l’impression d’avoir, nous aussi, fréquenté ces mêmes lieux entre imaginaire et réalité, d’avoir connu les mêmes appréhensions devant l’inconnu ou l’amour, d’avoir rêvé les mêmes rêves de jeunesse d’un monde meilleur.
Combien se reconnaîtront dans cette peur de déplaire qui nous fait très souvent faire de mauvais choix?
«Elle est mince la ligne entre la fine connaissance de soi, et l’imposition, par les autres, de leur choix dans nos vies.»
Ou dans cet ami gravement malade qui a demandé l’aide à mourir et que l’auteur accompagne jusqu’au dernier moment.
Ce sont autant de petites tranches de vie qui nous rappellent que la vie est une aventure pleine de rebondissements et d’imprévus, si on prend le temps de s’y attarder.
Jacques Lanctôt, Le Journal de Montréal, 18 février 2023.
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