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Détail de la couverture d'«Au coeur de la rose».
1 juin 2024

Au coeur de la tempête

Soixante ans après sa création, le drame poétique de Pierre Perrault n’a rien perdu de sa pertinence ni de sa beauté.

 

Après Toutes isles (2021), Le mal du nord (2022) et Nous autres icitte à l’île (2023), Lux poursuit la réédition de l’ensemble des écrits de Pierre Perrault (1927-1999) en publiant Au coeur de la rose, une pièce de théâtre en trois actes que Robert Lévesque, ici préfacier, n’hésite pas à décrire comme un « sublime poème théâtral, un drame de la mer aussi beau qu’un Lorca ».

Langue souveraine

Cinéaste, essayiste, animateur de radio et poète, Pierre Perrault a aussi été dramaturge. D’abord destinée à la télévision, la pièce Au coeur de la rose a été présentée à Radio-Canada le 30 novembre 1958 dans une réalisation de Paul Blouin. Le 7 février 1963, Jean-Guy Sabourin et les Apprentis-Sorciers créent à La Boulangerie, alors sise rue De Lanaudière, à Montréal, une nouvelle mouture du texte. L’année suivante, la pièce reçoit le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « poésie ou théâtre de langue française ». En janvier 2002, au Théâtre du Rideau Vert, Denis Marleau signe un spectacle où les mots et les images se subliment mutuellement. Enfin, en mai 2024, à l’occasion du Festival TransAmériques, c’était au tour du metteur en scène Jérémie Niel de dévoiler sa relecture de l’oeuvre.

D’abord publiée chez Beauchemin (1964), chez Lidec (1969), puis à L’Hexagone, dans la collection « Typo », en 1988, la pièce de Perrault a conservé tout son charme. Il y a la fable, intemporelle et indémodable, mystérieuse et psychanalytique, si bien qu’on la croirait empruntée à un conte de fées, mais c’est d’abord et avant tout l’écriture, à la fois singulière et familière, insulaire et pourtant universelle, indéniablement souveraine, qui permet à l’oeuvre de traverser le temps. On savoure encore pleinement les envolées lyriques, les recours aux symboles, la sagesse proverbiale, les expressions truculentes et les mots pittoresques, d’ailleurs réunis dans un glossaire en fin d’ouvrage. Tout comme le joual appartient à la ville et à ses dédales, la langue de Perrault est indissociable du vaste territoire : la mer et l’horizon, le soleil et la lune, les oiseaux et les poissons, les vents et les marées.

Quête identitaire

Sur une île, plus précisément dans un phare dont ils ont la charge, vivent la Fille, le Père et la Mère. Sourde aux avances du Boiteux et aux attentes de son père, qui considère déjà ce prétendant comme son héritier, la Fille espère qu’un marin surviendra pour l’arracher à son ennui, sa solitude, son passé. Un soir de tempête, c’était écrit, une goélette s’échoue, avec à son bord un capitaine et son fils. « Ah ! si tu savais tout ce que je contiens ! », confie la femme au survenant. Puis elle ajoute : « Je n’appartiens qu’à moi et à mes désirs. J’irai jusqu’au bout du monde si le coeur m’en dit. »

Dans cette soif d’émancipation que ressent la jeune femme, qui finira par conquérir le marin, mais qui ne parviendra pas à convaincre son père de la laisser prendre son envol, on ne peut s’empêcher de reconnaître une profonde quête identitaire toujours inaboutie, celle de la nation québécoise en route vers l’autonomie. « Je suis un pays en quête d’exploit. Et je ne trouve que gens économes et prudents qui craignent le renard au poulailler. Je suis un fleuve en mal d’un grand vaisseau… » Sans jamais sombrer dans le piège de la pièce à thèse, les dialogues sont parcourus de déclarations à saveur souverainiste et d’allusions à peine voilées au pays à construire.

Sous des dehors oniriques, et dans un lieu parfois inquiétant – un bout du monde où les êtres paraissent sous l’emprise d’une nature imprévisible et d’un ordre établi –, l’oeuvre laisse entrevoir les réformes sociales qui se tramaient à l’époque de la Révolution tranquille. Aujourd’hui, son actualité pourrait bien résider dans sa manière de mettre en scène ce à quoi une grande partie des jeunes, dégoûtés par le progrès à tout prix et la croissance coûte que coûte, rêve : un avenir plus juste. Incarnant superbement cette volonté de rompre avec les conventions pour accéder à une existence plus riche, la Fille imagine un futur où elle cesserait d’attendre « du ciel une délivrance », une vie où elle entrerait « comme dans un royaume ».


Christian Saint-Pierre, Lettres québécoises, no 193, 1er juin 2024.

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