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24 janvier 2016

Anthropolama, novembre 2006

Livre référence:
Pour une anthropologie anarchiste

Pour une anthropologie anarchiste

L’anthropologue états-unien David Graeber se pose dans ce livre qui se veut un manifeste et un essai à la fois, une question qui traversera toutes les pages : « Pourquoi n’y a-t-il pas une anthropologie anarchiste? » Pour le militant, il devrait en être autrement car l’anthropologie et l’anarchisme possèdent non seulement des atomes crochus mais gagneraient à être réunies.

Le livre commence par un bref aperçu des grandes lignes théoriques de l’anarchisme. Graeber énonce qu’il est possible d’ébaucher une théorie anarchiste du social, basée sur l’autogestion et la démocratie directe, et que celle-ci ne devrait pas avoir honte à intégrer de l’utopisme. Ce dernier élément devrait d’ailleurs dialoguer avec l’ethnographie, pratique que l’auteur juge digne d’un modèle de « pratique intellectuelle révolutionnaire » : elle n’est pas avant-gardiste, à condition qu’on fasse « don » des données recueillies. En ce sens, elle permettrait de considérer les réalités effectives et les projets politiques imaginés ou utopiques et les conjuguer pour une meilleure action.

Par la suite, Graeber examine les travaux d’une série d’anthropologues du début du XXe siècle, pour y déceler des traces d’anarchisme. Il cite bien sûr le cas de Radcliffe-Brown, qui restera simple anecdote car celui-ci « affectionnera vite le manteau et le monocle », se détachant de son admiration juvénile pour Pierre Kropotkine. Puis, Marcel Mauss serait non seulement anarchisant par son militantisme politique—il oeuvrait dans des coopératives, écrivait dans des journeaux socialistes et croyait à l’entraide et l’auto-organisation—mais par son Essai sur le don qui vint mettre un terme aux spéculations sur les économies du troc et mettre en lumières des pratiques dont se réclament des anarchistes européens de l’époque—agir économiquement hors de la logique du profit—et qui sont vécues et éprouvées par des populations humaines contemporaines. Puis, en étudiant un autre penseur, Pierre Clastres, Graeber dira que l’anthropologie anarchiste « existe presque déjà ». C’est que Clastres se déclarait ouvertement anarchiste, et ses travaux sur l’État et sur les mécanismes sociaux empêchant sa formation en ont influencé plus d’un.

Ces contributions permettront à Graeber de mettre sur la table le concept du contre-pouvoir, compris comme une ou des institutions prévenant la possibilité potentielle d’émergence de toute forme d’autorité. Il donnera des exemples ethnographiques tirés des Piaroa, des Tiv et de ses données du terrain sur Madagascar pour avancer une série de conclusions : 1. le contre-pouvoir est enraciné dans l’imagination pratique, celle qui est nécessaire pour maintenir le consensus, et l’imagination spectrale, où se déchaîne les conflits latents à ces sociétés ; 2. le contre-pouvoir est, dans les sociétés égalitaires, une institution prédominante ; 3. dans les sociétés inégalitaires, le contre-pouvoir rassemble une série de représentations en opposition au pouvoir dominant et joue le rôle de « creuset » de ces représentations ; 4. dans les révolutions, c’est ce contre-pouvoir qui est à l’oeuvre et qui engendre des formes créatives d’organisation sociale.

L’auteur, par la suite, nous invite à abandonner certaines notions de l’altérité et du rupturisme caractéristiques de la modernité qui nous font rejeter les expériences politiques et sociales des peuples dits « primitifs » dans l’impertinence. Or, il existe dans ces sociétés des révolutions, des luttes pour le pouvoir—ou le non-pouvoir—et des idéaux, sauf que les médiums et les fins de leurs revendications prennent d’autres formes (rites funéraires, arts). Il insiste également sur l’ethnogénèse, qu’il constate sur Madagascar. Des peuples se seraient formés, les années passant, grâce à des projets politiques communs—opposition à la monarchie, par exemple. Graeber propose d’intérgrer dans le mouvement anarchiste certaines stratégies du peuple merina : ne pas provoquer ouvertement le système, faire comme si de rien n’était, et mettre en pratique son autonomie en toute liberté.

L’auteur propose encore d’élaborer un théorie anthropologique de l’État—continuer le travail de Clastres? – et de mettre sur pied une théorie des sociétés qui ne sont pas des États. Il propose d’autres thèmes à étudier dans une anthropologie anarchiste : le capitalisme, l’ignorance, le bonheur politique, la hiérarchie, l’aliénation. Graeber finit son livre par une critique de l’anthropologie : essentiellement, la discipline devrait cesser de se sentir honteuse face à son passé colonial et prendre conscience de l’outil « précieux » qu’est l’ethnographie. Puis, existerait le problème du « populisme » des anthropologues professionnels, qui ne prennent pas vraiment position dans l’axe gauche-droite.

En somme, le livre de Graeber avance deux axes parallèles mais qui se recoupent parfois : un discours sur l’anarchisme, de l’ordre du manifeste, une critique de l’anthropologie classique et contemporaine ainsi qu’une proposition vague de ce que pourraient être des sujets d’étude d’une anthropologie anarchiste. Au-delà de la recherche, je crois que Graeber tente de faire voir que la méthode ethnographique et ses particularités pourrait être employée bien au-delà de la discipline, et qu’il faille la démocratiser, c’est-à-dire préparer son expansion sociale en tant que méthode globale, sans abandonner son penchant scientifique plus restreint. Tout cela, bien sûr, dans le butde créer une—ou plusieurs—sociétés anarchistes basées sur l’autogestion, le consensus et l’autonomie.

Julien Simard
Anthropolama, novembre 2006

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