Alain Deneault: Aristote au Nouveau-Brunswick
Je me souviens du titre de mon premier livre. Celui que je m’imaginais écrire, quand j’avais 18 ans, et que je discutais avec cet ami d’esprit, sous l’effet de quelque chose qu’on appellera entre nous l’enthousiasme de la jeunesse.
Mon premier livre, qui est bien sûr resté lettre morte au bord de la piste de danse dans la nuit montréalaise, devait s’appeler Stop the Insanity. Je copiais le titre d’une infopub de programme de perte de poids qui me semblait parfaitement résumer les dérives des débats publics de mes contemporains que je regardais de haut, au lieu de me jeter dans la mêlée de ceux qui dansaient. En lisant Mœurs, de la gauche cannibale à la droite vandale, le plus récent livre d’Alain Deneault, ce titre de livre imaginaire m’est revenu en tête. Seulement, lui, il danse.
Tout le monde qui s’intéresse un tant soit peu au monde québécois des idées a lu son classique La médiocratie, me semble-t-il. Son éditeur nous présente ce petit nouveau comme sa suite.
Tout au long de ma lecture, je me questionnais sur le titre : mœurs de notre époque, soit, mais est-ce un livre d’éthique ? Pas vraiment, plus ou moins, mais en même temps, oui : dans l’appel à l’activisme environnementaliste qui le traverse, surtout.
L’ouvrage commence par quelque chose comme une série d’éditoriaux très fouillés sur les questions qui occupent les pages d’opinions des journaux ces dernières années au Québec. Racisme systémique, mot en « n », privilège blanc, COVID-19 et état d’urgence, crise climatique. Tout ça dans le but de montrer certaines dérives, à gauche comme à droite, sans les renvoyer dos à dos, plutôt seulement pour les comprendre mieux et ouvrir un appel d’air aux gens raisonnables, qui formeraient la majorité, si on en croit l’auteur, tanné des extrêmes qui se nourrissent l’un l’autre.
Mais celui qui a aussi écrit Politiques de l’extrême centre ne défend pas un « ni… ni… » affairiste et efficace. C’est plutôt une volonté d’ouvrir des voies aérées qui l’anime, où les adverbes totalisants sont absents, où la liberté se sait toujours encadrée d’un réel implacable.
Je me garderai de résumer les positions défendues par l’auteur sur chacun de ces thèmes de l’époque, l’intérêt de la lecture a été ailleurs pour moi, soit surtout dans la volonté de déconstruire, dans le sens de les décortiquer ; disséquer, pour mieux comprendre. C’est du Deneault, ça reste à gauche, ça tranche net souvent, mais toujours en sourdine, il y a cet appel à la nuance, comme s’il disait : « Je ne dis pas le dernier mot, je veux discuter intelligemment, c’est tout. »
C’est indigné, presque frustré par moments, et ce ton, qui n’offre que peu de place à la joie, m’est d’ordinaire assez peu sympathique. Mais voilà pourquoi il faut parler aux gens, et pas seulement les lire : ça m’a offert la clé de voûte du livre, soit celui des mœurs douces.
J’ai passé trois quarts d’heure à jaser avec Deneault, au bout du fil au Nouveau-Brunswick, où il enseigne, et j’ai souri tout du long en regardant au loin par la fenêtre. J’ai eu l’impression d’un privilège, justement, d’échanger avec un grand intellectuel de notre nation, ouvert et enjoué à la discussion. Tout pour me plaire : l’érudition exemplaire qui n’insiste pas trop pour se montrer (à un certain moment, il a arrêté de parler pour retrouver le nom d’un auteur, j’étais charmé), la volonté du dialogue renouvelée à chaque phrase et, surtout, cette façon de répondre à une question en faisant un long détour par l’histoire de la philosophie. Parce que parfois, il le faut.
J’ai pensé à sa présence à Tout le monde en parle, devenue virale, où il varlopait Gilbert Rozon. Deneault le battant, l’impatient, l’indigné pas gêné du tout avec un micro sous le nez. « Mais l’indignation n’a toujours été qu’une bougie d’allumage, pour moi », m’a-t-il rappelé, puisque s’indigner n’est pas une fin en soi, il faut se poser la question constamment pourquoi on s’indigne, sinon le senti demeure inabouti.
Deneault a le nez dans son Aristote ces jours-ci. Il critique les excès en le citant, comme tout bon philosophe aime le faire, pour réfléchir le plus possible en termes de juste milieu. C’est ça, le sens de son titre. « C’est compliqué, les mœurs », et ce n’est pas une affaire arithmétique. Ne pas se référer constamment aux circonstances, ce mot qui traverse L’éthique à Nicomaque, est toujours une erreur. Mais l’absolu du circonstanciel : en est-ce encore un ?
J’ai décelé cet autre trait dans son livre, que je lui ai soumis, à savoir s’il ne trouvait pas qu’à gauche comme à droite, ces jours-ci chez plusieurs penseurs du Québec, on se revendique d’un certain idéal des Lumières et de la raison, en amont du ressenti triomphant du romantisme qui l’a suivi, et en aval des dérives du religieux qui l’a précédé. Il m’a fait la caractérisation suivante, dont je brosse sommairement le tableau.
À droite, selon lui, il y aurait une prétention à la Raison avec un R majuscule, définitive et déterminée, presque fétichisée, connue et applicable, qui mènerait à des idées telles que la bonne gouvernance, l’esprit managérial en toutes choses, la volonté politique vue comme pouvant régler les questions de mœurs une fois pour toutes. Mais sa gauche à lui, économique et écologiste plus qu’identitaire, n’adhère pas à de telles positions aussi strictes. « Je n’essaie de convaincre personne avec ce livre. » Et je dois dire qu’en le refermant, je n’ai changé d’idée sur rien, mais j’ai appris.
Il m’a raconté cette histoire de sa jeunesse, qui me suivra longtemps. « Nous aimions discuter, mes amis et moi, de littérature, de sociologie. Et dans nos discussions, il y avait cette idée que quelque part, sans que nous puissions y toucher, il y avait la raison sur ce sujet. » Qu’elle soit visible ou non, qu’elle soit même seulement imaginaire, l’Étoile du Nord spéculative continue de guider les amis d’esprit qui discutent. Et le sentiment d’amitié, selon Aristote, n’est-il pas voisin de l’idée de justice ?
Jérémie McEwen, La Presse, 7 mai 2022.
Photo: Hugo Sébastien Aubert, Archives La Presse
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