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Détail de la couverture d'Au temps de la pensée pressée.
8 mars 2023

… à l’ère de l’éphémère

Le hasard m’est la seule action identifiable du destin, il nous surprend comme un chevreuil devant les phares d’un vieux Mack « aux yeux tristes », dirait Serge Bouchard. Une telle coïncidence s’est produite lorsque La prière de l’épinette noire (voir plus bas), ouvrage posthume de ce dernier, s’est retrouvé côte à côte d’Au temps de la pensée pressée, le premier livre de Jean-Philippe Pleau qui fut le coanimateur de C’est fou…, émission dominicale diffusée sur la première chaîne de Radio-Canada (2014-2021).

La radio! Je fus un enfant de la radio avant d’être un enfant de la télé. L’appareil en bakélite trônait sur le réfrigérateur familial et jouait du matin au soir. À l’arrivée de l’énorme poste de télé, en 1953 ou 1954, le récepteur s’est éteint plus tôt. Aujourd’hui, la radio est moins présente, si bien que je n’ai jamais écouté les émissions de Serge Bouchard, dont C’est fou…, qu’il coanimait avec J.-P. Pleau. Je connais tout de même un peu de l’œuvre de Bouchard, me souvenant de Cow-boy dans l’âme : sur la piste du western et du country (Éditions de l’Homme, 2002), un ouvrage dont Bernard Arcand et lui furent les coauteurs; je concluais ainsi la recension de cet ouvrage : « Il me semble que tout de l’univers country et western est bien traité dans ce livre. Les auteurs n’ont rien oublié ni le Festival de St-Tite, ni Willie Lamothe, ni Renée Martel, ni Shania Twain, ni tous ceux d’hier et d’aujourd’hui, dont le seul nom évoque ce large pan de la culture populaire universelle. Pas même Lucky Luke. »

Je me souviens également d’une brève portant sur C’était au temps des mammouths laineux (Boréal, 2012), un livre fait de 25 brefs essais de Serge Bouchard où il qui nous y fait partager par mots et images interposés l’intimité de ses réflexions, si publiques soient-elles. Son point de vue d’anthropologue et le regard qu’il pose sur la communauté humaine que nous formons, en s’incluant comme « objet » d’observation, sont tel un miroir réfléchissant certaines de nos habitudes qui, en les analysant, prennent leur place parmi une société plus vaste parce que continentale, presque planétaire. Il en est ainsi du texte initial, auquel l’ouvrage emprunte son titre, dans lequel on croit entendre la voix radiophonique de l’essayiste racontant une page d’histoire embrassant toutes les autres. Puis, il y a cet émouvant épilogue intitulé « Salut, Bernard », des souvenirs en hommage à son ami et complice décédé, Bernard Arcand.

Venons-en au premier livre de Jean-Philippe Pleau. La matière d’Au temps de la pensée pressée est riche et abondante : pas moins de quarante-cinq textes, regroupés en cinq intitulés – marcher sur les chemins de travers, de la cour d’école et de l’ennui, on ne nait pas soit on le devient, des maîtres à penser, des livres pour (se) penser. S’y ajoutent la préface de Micheline Lanctôt et l’épilogue de l’auteur.

La comédienne et cinéaste rappelle, sourire en coin, qu’un orienteur avait prédit au jeune Pleau un avenir de directeur de salon funéraire, mais que ce dernier l’a confondu en devenant sociologue.

Comment a-t-il déjoué sa destinée? Il raconte dans son livre quelques-uns des petits miracles qui l’ont accompagné, notamment des lectures et des rencontres improbables. La plus remarquable fut, sans contredit, celle de Serge Bouchard qui fut un point d’orgue à d’autres contacts qui l’ont préparé à devenir l’homme et le sociologue qu’il est.

Pas étonnant qu’il ait consacré les premiers moments du « temps de la pensée pressée » à son ami en-allé. Pleau y retrace un peu le chemin de son compagnon dans ce que leur amitié et leur esprit de camaraderie lui ont appris au gré des « chemins de travers » devenus des chemins de traverse, ces imprévisibles croisées du destin. Le « mammouth laineux » de Pleau n’est pas tout à fait celui du public, mais plutôt celui qu’il a connu en le fréquentant au fil du temps.

Les textes composant les quatre autres séquences du livre décrivent, entre autres et de façon fragmentaire, le chemin parcouru par l’essayiste depuis son enfance à Drummondville jusqu’à devenir un sociologue radiophonique fasciné par les sujets alimentant des réflexions sur des sujets les plus vastes possibles.

Sa démarche est tel un appareil photo dont il faut régler l’objectif jusqu’à obtenir l’image la plus juste de ce qu’on veut fixer. Or, le plan initial est d’une noirceur intellectuelle et culturelle qui empêche la projection d’avenir. Il faut alors le recadrer jusqu’à ce qu’on découvre une lueur au bout du tunnel avant qu’advienne l’incandescence de la lumière.

Son propos sur une certaine pauvreté intellectuelle de son milieu familial, m’a déconcerté. Mais le hasard étant, un article sur Les origines : pourquoi devient-on qui l’on est, ouvrage du sociologue français Gérald Bronner, m’a permis de mettre en perspective la lucidité critique du discours de Jean-Philippe Pleau.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch, auquel ce dernier fait souvent référence, est considéré comme « un philosophe du devenir, qui veut surprendre « sur le fait », « en train de » devenir, en flagrant délit, en équilibre sur la fine pointe de l’instant ». Ceci expliquant cela, j’ai mieux compris l’ensemble du discours pleausien dont « la fonction principale… [est] une tentative de compréhension » et une ouverture sur les chemins des réflexions nécessaires à une ouverture sur l’avenir et ses possibles.

Refermant Au temps de la pensée pressée, je crois avoir compris la perception du sociologue et essayiste de l’état du monde en cette ère de l’éphémère, car « dans le particulier, il y a de l’universel, et tout le « je » social. » Comme chantait Jean Ferrat :

Chacun de nous a son histoire

Et dans notre cœur à l’affût

Le va-et-vient de la mémoire

Ouvre et déchire ce qu’il fût.

 

Jean-François Crépeau, Le Canada français, 9 février 2023, et Passion chronique, 8 mars 2023.

Lisez l’original ici.

 

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