«J’attends de toi une oeuvre de bataille»: les amis devenus adversaires
La correspondance entre Pierre Elliott Trudeau (1919-2000), futur premier ministre du Canada, et Pierre Vadeboncœur (1920-2010), futur indépendantiste québécois, reflète deux évolutions sociopolitiques qui finissent par s’éloigner. Elle révèle en particulier un Trudeau spiritualiste tourmenté qui présume en 1945 : « Je manque d’Espérance » et un Vadeboncœur désolé qui lui confie en 1972 : « Tu as été ma plus grande amitié. »
Ces lettres inédites échangées entre Trudeau et Vadeboncœur de 1942 à 1996 sont présentées de façon éclairante par l’historien Jean-François Nadeau, journaliste au Devoir et ami du second. Jonathan Livernois, auteur d’une biographie de Vadeboncœur, les a annotées. Nadeau insiste sur la constatation faite par l’écrivain indépendantiste d’« un important décalage entre le Trudeau public et le Trudeau privé ».
En 1945, Trudeau déclare à Vadeboncœur que l’Espérance, vertu célébrée par le poète Charles Péguy et qu’il écrit avec une majuscule pour en souligner l’importance, représente, à ses yeux, l’esprit même du christianisme. Il regrette d’en manquer en déplorant la faiblesse, précise-t-il, de son « Espérance en Dieu, dans les hommes et en moi-même ».
Mais ce tourment n’est rien par rapport à celui qu’il décèle chez un Vadeboncœur frêle, divisé, déprimé, en mal d’amour, avant son mariage pacificateur en 1949 avec Marie Gaboury, qui deviendra la mère de ses enfants. Il lui décrit son problème avec finesse : « C’est tantôt le poète en toi que tu veux satisfaire ; et tantôt le philosophe ; et tantôt le mystique ; et tantôt le blagueur. Mais c’est jamais Pierre Vadeboncœur. »
Influencés tous deux plus tard par le progressisme, ils ne l’étaient pas dans les années 1930, comme lesignale Nadeau avec justesse en citant une entrevue de Trudeau en 1969 : « On nous disait que Mussolini, Salazar et Franco étaient des chefs corporatistes admirables. On nous disait que les dirigeants démocratiques étaient des vendus. C’est l’atmosphère dans laquelle j’ai été élevé. »
Dans La ligne du risque (1963), Vadeboncœur célébrera le peintre novateur Paul-Émile Borduas : « Le Canada français moderne commence avec lui. » Mais, dans sa correspondance en 1944, « profondément déçu » par Poisson soluble (1924) d’André Breton, il écrit à Trudeau : « Je crains que Borduas ne soit de même sans grande substance. »
En 1946, Trudeau s’adresse à Vadeboncœur : « J’attends de toi une œuvre de bataille », comme celles de Péguy et de Bernanos. Mais il déplore le « stoïcisme » de son ami.
Il y a, lance Trudeau en 1947, « ce manque total de générosité qui me caractérise ». Cette étonnante autoflagellation conférera-t-elle un accent relatif à la mission fédéraliste et multiculturaliste qu’il se donnera et à propos de laquelle Vadeboncœur lui écrira en 1971 : « Presque tout maintenant nous divise » ?
Extrait de «J’attends de toi une oeuvre de bataille»
« Tu as sans doute lu Notre jeunesse, de Péguy, et La grande peur des bien-pensants, de Bernanos. Et tu verras ce que j’entends par oeuvre de bataille. Il ne s’agit pas de faire l’apologie d’une idée ou d’un homme. Il ne s’agit pas non plus de défendre — comme ces deux l’ont fait — un passé lointain. Il s’agit seulement de fixer un esprit (un esprit en évolution, sans doute) et de saborder l’esprit contraire. » Trudeau à Vadeboncoeur, 10 février 1946
Michel Lapierre, Le Devoir, 27 février 2021.
Photo: Jacques Grenier / Le Devoir. Pierre Vadeboncoeur en 1985.
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