Le coeur et la politique
Au début des années 1990, alors que j’étais dans la jeune vingtaine, je me suis retrouvé à la même table que Pierre Elliott Trudeau, à la Maison du Egg Roll, à l’occasion d’une conférence de je ne sais plus qui organisée par Cité libre. Il y avait là, notamment, Marc Lalonde et Gérard Pelletier. Nous discutions des Mémoires de Trudeau, diffusés dans les jours précédents à la télé de Radio-Canada. Avec le panache que permet la jeunesse, je formulais des critiques, que Lalonde s’amusait à réfuter. Trudeau, peu impliqué dans l’échange, s’était contenté d’une remarque méprisante à mon égard.
En 2005, dans cette chronique, j’avais raconté cette anecdote. Quelques jours plus tard, surprise, Pierre Vadeboncœur me répliquait, dans la page Idées, pour venir à la défense de son « ami ». Le jeune Trudeau, écrivait-il, « n’était certainement ni hautain, ni méprisant, ni imbu de lui-même. […] Il était au contraire charmant, attentif, sans prétention, et les gens, tout naturellement, l’aimaient ».
Bon, le jeune, peut-être, mais, moi, j’avais eu affaire au vieux et je ne pouvais en dire autant. Mon étonnement, cela dit, venait d’ailleurs : comment l’indépendantiste Vadeboncœur pouvait-il se faire ainsi l’avocat du pire adversaire de son option ? Je ne savais pas, alors, à quel point l’amitié entre les deux hommes avait été profonde, avant d’être ébranlée par les désaccords politiques.
Cette amitié, belle et sincère, habite toutes les pages de J’attends de toi une œuvre de bataille (Lux, 2021, 272 pages), la correspondance 1942-1996 entre les deux Pierre. Trudeau, né en 1919, et Vadeboncœur, né en 1920, tous deux originaires d’Outremont, ont fréquenté les mêmes classes au primaire, au collège classique à Brébeuf et en droit à l’Université de Montréal. Le premier a même financé quelques projets personnels du second, dont l’achat d’une maison. Très soutenus entre 1942 et 1948, alors que Trudeau parcourt le monde, leurs échanges épistolaires se raréfieront par la suite.
En 1965, quand Trudeau adhère au Parti libéral du Canada, Vadeboncœur lui exprime sa vive déception. « Notre amitié, écrit-il, n’y survivra peut-être pas, car ce qui nous divise sera semé de hasards dangereux pour elle. »
La réconciliation n’aura lieu qu’en 1993. Deux ans plus tard, un mois après le référendum, Vadeboncœur enverra à Trudeau un de ses essais sur l’art. « Ce doit être l’amitié, bien qu’éclopée », écrira-t-il en conclusion de sa lettre. Trudeau lui répondra en disant le grand plaisir que lui a fait le rappel de cette amitié. « Qu’importe si le temps l’a quelque peu éclopée, notera-t-il : à l’âge que nous avons, ne sommes-nous pas tous un peu éclopés, mais néanmoins heureux de vivre ? »
Entre Trudeau et Vadeboncœur, sur le plan idéologique, mon cœur ne balance pas : je choisis sans hésiter le second. Son « néonationalisme indépendantiste issu des théories de la décolonisation et d’analyses sociopolitiques, le tout dans une perspective ouvertement de gauche mâtinée de forts principes chrétiens », selon la définition qu’en donne Jean-François Nadeau en présentation de l’ouvrage, est aussi le mien. Sur le plan du style, toutefois, ô sacrilège, je préfère celui de Trudeau à celui du grand écrivain. En 1948, Vadeboncœur se permet de dire à son ami qu’il n’écrit pas bien. Dans cette correspondance, pourtant, ce sont les lettres de Vadeboncœur, nettement plus nombreuses et plus longues que celles de Trudeau, qui souffrent souvent d’une désagréable nébulosité. En 1946, d’ailleurs, Trudeau invite son ami à plus de clarté. J’avais hâte qu’il le fasse parce que je peinais, moi aussi, à suivre la prose obscure de l’écrivain, qui s’éclaircit un peu par la suite.
Dans ses mémoires, Gérard Pelletier disait de Trudeau qu’il n’écrivait pas avec facilité et que « ses proses les plus limpides […] exigeaient de lui des efforts pénibles ». De toute évidence, il les faisait parce que ses lettres sont fluides. Vadeboncœur lui refuse ce diktat de la clarté au nom de l’« inspiration ». En 1950, il écrit à Trudeau pour se plaindre de Pelletier, qui a refusé un de ses textes pour Cité libre. Il tient, dit-il, à son style « très particulier ». Cette prose sous forme de méditation à voix basse, selon les termes de l’écrivain, a des beautés, mais elle n’est pas toujours un cadeau pour le lecteur. « La vie n’est pas mauvaise, elle est seulement obscure », écrit Vadeboncœur en 1945, comme s’il parlait en même temps de son style.
En 1972, Vadeboncœur écrit à Trudeau, qu’il ne voit plus depuis quatre ans, que leur amitié est tenace parce que, même « devenue impossible, elle subsiste ». En 1978, dans une lettre à un autre ami, l’écrivain constatera que l’hostilité qui s’est installée entre Trudeau et lui « est un drame du cœur ». C’est beau et déchirant. À la fin, en plus, l’amitié ne perd pas.
Louis Cornellier, Le Devoir, 27 février 2021.
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