La Presse, 2 avril 2012
Le prophète de la déchéance américaine
(New York) Après un discours bref mais passionné dénonçant à la fois le Black Block («un cancer») et «l’État de surveillance et de sécurité aux États-Unis» («pire que la Stasi»), l’ancien correspondant de guerre du New York Times Chris Hedges est vite assailli par une horde d’admirateurs.
Des lecteurs lui tendent un des ses best-sellers pour obtenir une dédicace. Des journalistes militants l’interrogent sur le mouvement Occupy Wall Street. D’autres encore lui prodiguent des encouragements ou lui demandent un autographe.
La scène, qui s’est déroulée récemment à l’Université Pace de New York, donne une idée de la popularité de Chris Hedges auprès des tenants de la gauche américaine. Cette popularité pourrait désormais s’étendre au Québec, où paraîtra jeudi chez Lux Éditeur la traduction française d’un des essais du journaliste et auteur de 55 ans, intitulé L’Empire de l’illusion: la mort de la culture et le triomphe du spectacle.
Publié aux États-Unis après la crise financière de 2008 et avant l’émergence du mouvement Occupy Wall Street, cet ouvrage se veut un constat impitoyable de la «déchéance» des États-Unis.
«Notre pays a été détourné par les oligarques, les grandes entreprises et une élite politique et économique égoïste qui exerce son pouvoir en fonction des nantis», écrit Hedges, qui a travaillé pendant 20 ans comme correspondant en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et dans les Balkans, après avoir fait ses études de séminariste à la Harvard Divinity School.
«Au nom de la patrie, de la démocratie et de toutes les valeurs ayant façonné le régime politique américain et l’éthique protestante, cette élite a systématiquement ravagé le secteur manufacturier, pillé le trésor public, corrompu la démocratie et saccagé le système financier. Pendant qu’ils se livraient à cette déprédation, nous sommes restés passifs, fascinés par les jolies ombres projetées sur les parois de la caverne et certains d’avoir en main les clés de la réussite, de la prospérité et du bonheur.»
Valeurs psychopathiques
Dans des chapitres précédant ce cri d’alarme, Hedges se livre à une critique en règle de la culture populaire américaine, qui régurgite à son avis les valeurs psychopathiques de Wall Street, notamment par l’entremise de la lutte professionnelle, de la téléréalité et de l’industrie florissante de la pornographie.
«Quelles sont les valeurs mises de l’avant par la téléréalité?» demandera l’auteur au cours d’une entrevue avec La Presse, avant d’offrir lui-même une réponse. «Ce sont les valeurs des psychopathes. L’autoglorification. L’incapacité d’éprouver du remords ou de la culpabilité. La traîtrise. Car le but est d’établir de fausses relations et de les trahir afin d’obtenir une gloire éphémère et de l’argent. Ce sont les valeurs de Wall Street. En tant que reporter, j’ai trouvé dans la téléréalité une très bonne fenêtre sur les maux de la société américaine.»
Avec ses lunettes rondes, son front dégarni et sa veste conservatrice, Chris Hedges a davantage l’air du professeur d’université qu’il a été au cours des dernières années (à Columbia, Princeton et Toronto, entre autres) qu’au correspondant de guerre qu’il a été dans les années 1980 et 1990. Cela dit, dans l’Empire de l’illusion, il n’est pas plus indulgent à l’égard des médias d’information qu’à l’égard du milieu de l’enseignement supérieur. Selon lui, les deux servent les grandes entreprises, dont ils perpétuent les valeurs et défendent les intérêts.
Lauréat d’un prix Pulitzer en 2002 pour sa contribution à des articles du New York Times sur le terrorisme, Hedges a quitté ce journal dans la foulée de la parution de son premier best-seller, War Is a Force That Gives Us Meaning, et de ses critiques de la guerre en Irak.
«Je dénonçais la guerre et le Times m’a demandé d’arrêter de le faire. Et je ne pouvais pas le faire», dit-il aujourd’hui.
«Anarchiste chrétien»
Se définissant comme un «anarchiste chrétien dans la lignée de Dorothy Day», Hedges n’est pas de ceux qui ont vu en Barack Obama l’incarnation d’un changement véritable.
«Comme l’écrivait Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis, la question n’est pas de savoir comment porter au pouvoir de bonnes personnes – la plupart des personnes attirées par le pouvoir sont, au mieux, médiocres, comme Obama, ou, au pire, vénales, comme George W. Bush et (Stephen) Harper -, la question est de savoir comment nous pouvons arrêter le pouvoir de nous causer du mal autant que possible», dit Hedges.
C’est d’ailleurs dans cet esprit que le polémiste a intenté une poursuite contre Barack Obama et le secrétaire à la Défense Leon Panetta concernant la loi NDAA (National Defense Authorization Act). Selon ses critiques, cette mesure pourrait permettre à l’armée américaine de détenir de manière illimitée et sans inculpation tout citoyen américain soupçonné d’être un terroriste ou un accessoire au terrorisme.
«Cette poursuite a pour but de démontrer qui ils sont et ce qu’ils sont devenus», dit Hedges.
Par Richard Hétu