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19 décembre 2020

Les 25 ans de Lux et de sa gauche généreuse

Engagé, Lux éditeur ? C’est l’évidence. Mais engagé comment ? « J’aime penser qu’on a une approche généreuse de ce que peut être la pensée progressiste… On a la gauche généreuse », dit avec un sourire en coin l’éditrice Marie-Eve Lamy au sujet d’un catalogue où cohabitent Pierre Vadeboncœur et Fred Dubé, Aurélie Lanctôt et Lise Payette, Bernard Émond et Francis Dupuis-Déri.

Il y a 25 ans, en 1995, les historiens Robert Comeau et Jean-François Nadeau (aussi journaliste au Devoir) fondaient une maison d’édition homonyme, Comeau et Nadeau, avec pour objectif principal de remettre en circulation des textes d’une précieuse valeur historique et littéraire, auxquels n’avaient alors accès que les bibliophiles, comme Souvenirs de prison (1910) de Jules Fournier, Papineau (1924) d’Ève Circé-Côté ou les Lettres d’un patriote condamné à mort de Chevalier de Lorimier (succès de librairie improbable propulsé par la sortie du film 15 février 1839 de Pierre Falardeau).

C’est au tournant du millénaire que la maison troque son nom d’origine pour son unique syllabe actuelle, tout en amorçant un léger virage afin d’aménager dans son programme une plus grande place pour les essais politiques et critiques, parfois pamphlétaires, auxquels elle est aujourd’hui beaucoup associée. Contrairement à plusieurs maisons françaises étroitement liées à la vision du monde de leur fondateur (François Maspero et ses Éditions Maspero, Éric Hazan et La Fabrique Éditions), Lux privilégie une approche « œcuménique », lance à la blague Mark Fortier, qui y est éditeur depuis 2007.

« On a des convictions fortes, mais on est très attachés à la liberté de l’esprit critique et à la liberté tout court. On tient à ce que notre catalogue soit contradictoire. Le dialogue qu’il n’y a plus nulle part, comme on le dit beaucoup, on veut qu’il existe dans notre catalogue. Ça nous amuse que ces auteurs-là, qui ne seraient peut-être pas d’accord, se côtoient. »

Photo: Marie-France Coallier / Le Devoir

Le temps long des idées

Au cœur d’un milieu éditorial devant sans cesse lutter contre le présentisme extrême des sorties d’aujourd’hui déjà délogées demain par de nouveaux livres, l’équipe de Lux aime offrir sa résistance, en gardant en circulation la majorité de son catalogue de plus de 300 titres (95 %, estime grossièrement Mark Fortier). Le catalogue d’une maison d’édition comporte généralement un certain nombre de titres fantômes écrasés par l’indifférence, l’oubli et/ou le pilon.

Un tel parti pris suppose évidemment pour Lux des opérations de remise en valeur en librairie de ses vieilles parutions. « On ne fait pas juste garder des titres pour garder des titres », précise Marie-Eve Lamy, qui, elle, œuvre chez Lux depuis 2005. « On s’arrange pour qu’ils puissent constamment vivre. »

Mémoire du feu de l’Uruguayen Eduardo Galeano, une brique de mille pages d’abord publiée en 2013, fréquentait le sommet des palmarès de plusieurs librairies au printemps 2019, tandis que les 1000 premiers exemplaires de son nouveau tirage trouvaient preneurs en trois semaines. « On pensait être bons pour trois ans. » Le Petit cours d’autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon, lancé en 2005, frôlerait les 200 000 exemplaires vendus.

Cet engagement dans la durée, envers les livres, tient du devoir de mémoire, explique Mark Fortier. « Mais il y a aussi pour moi, souligne Marie-Eve Lamy, une volonté de me réconcilier avec les paradoxes du métier d’éditeur, c’est-à-dire de réconcilier à la fois un désir de répondre aux contraintes de l’actualité et de la nouveauté et un désir d’inscrire notre travail dans le temps long des idées. »

Que Lux se soit mesuré au marché français aussi tôt qu’en 2009 — l’éditrice Alexandre Sánchez y est installée à temps plein — lui aura permis de publier certaines stars de la vie intellectuelle internationale, comme Noam Chomsky, Chris Hedges, Naomi Klein et Howard Zinn, dont les considérables droits de traduction doivent pouvoir être amortis auprès d’un important bassin de lecteurs potentiels.

Le trio d’éditeurs — qui dirige la destinée de la maison aux côtés d’une petite équipe de production et de commercialisation — préfère néanmoins s’en tenir à une structure relativement artisanale et travailler lui-même les textes, plutôt que de sous-traiter cette tâche à des pigistes, quitte à se limiter à vingt parutions maximum par année. « On tient à avoir les mains dans la farine, confie Mark Fortier. C’est une expérience qui a une valeur et une signification pour nos auteurs, qu’on ne se contente pas d’aller souper avec eux. Mais il y en a, évidemment, qui aiment mieux se promener en limousine avec Gallimard. »

Lutter contre le culte de la personnalité

Le monde des idées n’y résiste pas : Lux compte dans son écurie plusieurs auteurs que l’on pourrait qualifier de vedettes, dans la mesure où l’expression « essayiste vedette » demeure une formule profondément oxymoronique. Voilà un des défis auxquels fait face un éditeur comme Lux, pense Mark Fortier : ne pas céder à la logique du culte de la personnalité, bien que ce culte ait bien servi un Alain Deneault, un Normand Baillargeon ou un Serge Bouchard. Lux travaillerait par ailleurs à ce qu’une plus grande parité règne au sein de son catalogue très masculin.

« C’est une arme à double tranchant, le culte de la personnalité, observe Fortier. Je ne dis pas qu’il ne faut pas qu’il y ait des personnalités. Il y aura toujours des gens qui ont du charisme, ce n’est pas nécessairement mauvais. Je ne suis pas contre, sauf qu’il y a une pression forte dans notre société à réduire la vie intellectuelle à ça. C’est quelque chose qui m’inquiète de plus en plus. Et là où ça devient un problème, c’est quand il n’y a rien derrière. »

« Il ne faut jamais oublier pourquoi on fait ce métier-là, ajoute Marie-Eve Lamy. Il faut trouver un équilibre entre les livres dont on va vendre 200 exemplaires, qu’on fait parce qu’on y croit, et les locomotives qui vont servir à publier ces livres-là. C’est un équilibre qui est essentiel pour continuer à avoir du fun… et c’est en faisant des trucs un peu casse-cou qu’on a du fun. »

Et la gauche, elle, s’est-elle autant transformée en 25 ans qu’on le prétend parfois, en opposant les tenants d’une gauche dite identitaire à ceux d’une gauche plus traditionnelle ? Marie-Eve Lamy nous corrige : « En fait, je n’aime pas dire la gauche. C’est les gauches. Et les droites. »

Mark Fortier enchaîne. « Ce que je regrette, c’est que ces oppositions créent des débats parfaitement formatés pour la logique médiatique générale, en incluant les réseaux sociaux. C’est comme si, soudainement, la gauche n’avait plus de discours sur les institutions et l’économie. Je ne dis pas que c’est ça, la vraie gauche, je dis simplement que ça n’a pas à être un ou l’autre. C’est plus chatoyant que ça, de droite à gauche. »

Deux titres à redécouvrir

Avis d’expulsion, de Matthew Desmond (le choix de Marie-Eve Lamy). Oeuvre journalistique empruntant ses outils à la littérature, cette incursion dans les quartiers les plus pauvres de Milwaukee incarne un idéal que le milieu éditorial québécois, avec ses petits moyens, permet peu. « On a ce fantasme chez Lux d’arrimer l’enquête au long cours et le reportage terrain, avec beaucoup de temps et de recherche, mais aussi avec toute cette dimension littéraire du récit. »

Un Français au « Royaume des bestes sauvages », de Paul Lejeune (le choix de Mark Fortier). Une relation des Jésuites, écrite au XVII siècle par un missionnaire qui s’aventure dans le Grand Nord avec des Innus, un « titre emblématique de la mission historique de Lux ». « On voit Paul Lejeune développer un vrai rapport avec les Innus, en tentant de les convertir, mais en se transformant lui-même peu à peu. Malgré ce regard souvent méprisant des Jésuites sur les Autochtones, ils ont un souci de description fabuleux, on reconnaît le territoire. C’est un portrait vivant de la rencontre entre les Blancs et les Innus. »

Dominique Tardif, Le Devoir, 19 décembre 2020.

Photo: Marie-France Coallier / Le Devoir

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